De l’universel à l’intime dans LES PERSES
Sur la scène du Théâtre du Loup, la tragédie d’Eschyle se mêle aux témoignages d’exilées iraniennes pour un spectacle poétique qui nous rappelle que l’histoire est souvent cyclique. LES PERSES, c’est à voir jusqu’au 11 février prochain.
Avant l’extinction des lumières, la voix de Leili Yahr résonne : elle raconte la genèse du spectacle, sa lecture des Perses d’Eschyle, ses origines américano-iraniennes et sa naissance en Valais, l’entretien avec sa maman puis avec d’autres femmes iraniennes venues en Suisse… Après le noir, le premier récit débute : sur le tulle carré au centre du plateau, l’image de la mère de Leili est projetée. José Ponce prend en charge le témoignage, remodelé par Leili pour le spectacle. De temps à autre, c’est directement cette femme que l’on voit en grand qui parle. La conclusion du témoignage lui est d’ailleurs laissée. La mécanique se répète ensuite : un tableau des Perses, toujours accompagné du chœur des Persanes, alterne avec un témoignage. On avance ainsi parallèlement dans le temps, du XXème au XXIème siècle, et de la célébration de la grandeur perse au retour de Xerxès…
Modernité technique et flamboyance antique
Sur la scène du Loup, un impressionnant dispositif se dévoile. Pour ce qui est des témoignages d’aujourd’hui, de nombreux moyens techniques sont employés : projections sur tulle, récit à travers un micro, avec quelque chose de l’ordre du cinéma. Sans oublier la musique diffusée, avec ses influences electro. On y raconte l’Iran d’hier et d’aujourd’hui, avec les diverses crises durant le XXème siècle, les changements de gouvernements, les conflits qui ont conduit de nombreux·ses habitant·e·s à fuir. Le tout est raconté d’un point de vue très personnel, celui des cinq femmes que l’on voit successivement. Elles y relatent aussi comment la Suisse a été et est toujours une terre d’accueil, avec certaines similitudes entre elle et l’Iran – on pense à ce récit autour de la vallée de Joux ou aux allusions à la randonnée – et surtout ce sentiment de liberté. La possibilité de danser, de chanter, de s’amuser sans être jugées et sans vivre constamment dans la peur, c’est ce qui marque le plus dans ce qu’elles racontent.
À l’opposé, les scènes des Perses sont jouées en live, sur l’espace de jeu central, à l’intérieur de l’hémicycle, rappelant les théâtres antiques. Même si le titre de chaque chapitre est projeté sur le tulle, le reste est interprété directement sous nos yeux, sans artifice technique ou presque. Une grande part est laissée à la corporalité, et on est particulièrement impressionné·e par la scène du rêve d’Atossa (Mélina Martin), qu’on voit très agitée, dans un moment chorégraphique aussi intense qu’esthétique. La scène du retour de Xerxès (Simon Labarrière), avec tous les liens dont il cherche désespérément à se défaire tout en prononçant un puissant monologue, est également très marquante. On citera ici la flamboyance des costumes, notamment celui d’Atossa, toute d’or vêtue, marquant la grandeur perse, avant la déchéance, symbolisée par les lambeaux de vêtements de Xerxès.
Deux histoires, une réalité ?
Les deux trames paraissent indépendantes l’une de l’autre et pourraient effectivement se comprendre sans le pendant de l’autre. Pour autant, elles coexistent dans un rapport symbolique fort. C’est ce rapprochement entre les deux temporalités qui donnent aux PERSES cette dimension poétique : les mots d’Eschyle résonnent avec ceux de ces femmes dans un magnifique contraste, appuyé par la musique, entre instruments live et compositions électroniques. On prend conscience de la beauté des deux textes, dont l’un est un chant dédié à être déclamé, tandis que l’autre exprime un rapport plus intime à l’histoire.
Le rapprochement s’avère alors métaphorique, entre les thématiques universelles évoquées dans Les Perses – la soif de pouvoir, la tyrannie d’un dirigeant, la guerre qui laisse certaines victimes derrière elle… – et celles, plus intimes, des témoignages des Iraniennes. Elles se font ainsi les pendants de la reine Atossa en montrant que, quelle que soit l’époque, la région peine à trouver la paix et que les conséquences sont importantes, notamment pour les femmes. En avançant dans l’époque contemporaine, toutes ces femmes racontent, de leur point de vue, les crises traversées par l’Iran et la nécessité pour elle de quitter ce pays qu’elles aimaient. Leur récit résonne alors avec ce qui se passe ailleurs, toutes ces migrations forcées à la recherche d’une vie meilleure, quelle que soit la cause. On prend alors conscience de toute la dimension métaphorique de cette pièce documentaire.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
LES PERSES, d’après Eschyle, théâtre musical et documentaire, au Théâtre du Loup, du 30 janvier au 11 février 2024.
Conception et mise en scène : Leili Yahr
Musique : Blaise Ubaldini
Avec Simon Labarrière, Mélina Martin, José Ponce, les musicien.ne.s Guillaume Bouillon (violoncelle), Julie Sicre (harpe) et Jérôme Salomon (percussions persanes) et les chanteuses Cécile Matthey, Catherine Pillonel Bacchetta, Borbala Szuromi, Zoéline Simone, Gyslaine Waelchli
Photos : © Sébastien Monachon