Les réverbères : arts vivants

Partir pour un Pays lointain

(Se) retourner (sur) le passé. (Re)trouver les êtres, les lieux qui ont jalonné un périple existentiel. Testament mémoriel mêlant la mort et la vie, Le Pays lointain de Jean-Luc Lagarce est à voir au POCHE/GVE du 22 janvier au 11 février, dans une mise en scène de mAthieu Bertholet.

Jean-Luc Lagarce meurt le 30 septembre 1995. Sida. Il a 38 ans. Le Pays lointain est sa dernière pièce – la dernière écrite. Est-ce un hasard si son sujet résonne comme un testament ?… quoique le mot soit, peut-être, trop froid pour rendre compte des sentes secrètes de non-dits et des méandres brouillés de la mémoire qui parcourent la carte lacunaire du Pays lointain. Le protagoniste principal, Louis, va mourir. Il n’a pas 40 ans. Voilà ce qui le décide à revenir dans cette famille qu’il n’a pas revu depuis des années, parmi ces gens (la Mère, son frère Antoine et sa femme Catherine, sa sœur Suzanne) qu’il s’était pourtant promis de ne pas retrouver.

Mémoire à chœur et à cœur

Louis n’entame pas seul son périple. Pour l’accompagner, il y a Longue Date, son ami le plus ancien. Gardien, protecteur, garant d’une narration qui s’écrit par bribes entrecoupées. Aux côtés de Longue Date, les mort·e·s suivent également Louis : celles et ceux qui ont compté (comme le personnage de « l’Amant, mort déjà ») – sans oublier les êtres qui forment le chœur antique d’une mémoire dont le cœur se délite à mesure que la mort s’approche. Cette foule, c’est celle formée par des multitudes devenues archétypes : « Un Garçon, tous les garçons », « Le Guerrier, tous les guerriers ». À cela s’ajoute le Père (« mort déjà », lui aussi) et les filles croisées qui joignent ensemble leur voix. Voilà ce qui fait une vie :

« Des groupes, des chœurs, des bandes, les vies parallèles à la vie elle-même. Tous ceux-là qu’on croise dans son existence ; certains, ne serait-ce qu’à peine et d’autre, comme moi, moi aussi, d’autres qu’on garde auprès de soi, qui vous gardent auprès d’eux et qui deviennent votre vie tout entière. » (Longue Date, Le Pays Lointain, p. 15[1])

 

L(a)e mort sur écran

Sur la scène du POCHE/GVE, la mise en scène s’amuse à dynamiter les codes des réunions de famille – comme le faisait déjà Lagarce dans son texte, avec ses phrases entrecoupées, ses répliques interrompues, ses voix qui s’approprient sans cesse le fil du récit. L’incipit commence… comme un final : la troupe salue sous les vivats enregistrés de la foule, avant que la narration avance pour se fixer « plus tard, l’année d’après ».

Comme souvent, mAthieu Bertholet fait des choix radicaux – qui n’ont rien de gratuit ou de facile. Il incarne lui-même le personnage de Louis… mais pas en chair et en os (non, car il se trouvait assis derrière moi, dans la salle obscure du théâtre). Louis apparaît sur trois écrans de télévision, un brin rétros et résolument grésillants : un qui surplombe la scène, un qui la borde et un, encore, situé au milieu des sièges du public, côté cour. C’est sur ces écrans, exclusivement, que Louis va prendre la parole d’une voix monocorde – rappel, peut-être, de sa mort imminente et de la maladie (jamais nommée) qui le ronge ? Le voici prisonnier d’une boîte (TV et non encore cercueil), condamné à n’être qu’une image projetée. C’est donc avec cet interlocuteur désincarné par la technique que les comédiennes et comédiens (de chair et de sang) vont interagir presque comme dans une drôle de séance de spiritisme, en calculant le temps de leurs interactions avec lui dans un ping-pong de répliques entre humain·e·s et machine.

Polyphonie pour famille polymorphe

Iels sont cinq pour figurer l’ensemble des êtres qui gravitent ou ont gravité autour de Louis : Raphaël Archinard, Pierre-Isaïe Duc, Louka Petit-Taborelli, Lisa Veyrier et Lucie Zelger. À tour de rôle, iels vont prendre la parole pour devenir des personnages différents – mêlant ainsi les corps et les voix. Se crée ainsi une étrange superposition de voix qui s’expriment en solo, duo, trio ou quatuor. Une polyphonie à la fois solitaire et collective.

Point de vue du décor, la troupe doit composer avec des éléments fixes dont se servent les autres pièces jouées simultanément au POCHE/GVE. Par exemple, de minces cordes qui pendent du plafond et forment comme un cube de lianes au milieu du plateau. Fils de la mémoire, fils qui relient les êtres, fils d’une histoire qui se délite ? Fils, en tout cas, parmi desquels vivant·e·s et mort·e·s se retrouvent figé·e·s – à l’instar de ces postures répétitives qu’iels adoptent et qui témoignent de leur intériorité. Fils, aussi, où sont suspendus un à un des objets qui évoquent la vie de Louis – ou celle des générations marquées par le sida, fauchées dans leur liberté sexuelle.

On pourrait tout autant adapter la métaphore du fil aux ruptures musicales (souvent issues des années 80) qui rythment l’avancée des scènes : on y retrouve, remixés et réarrangés avec une jubilation joyeuse, des bribes de chansons qui évoquent le voyage vers ce Pays lointain que cherche à atteindre Louis. Pêle-mêle : Envole-moi, Le Paradis blanc, Les Démons de minuit, Emmenez-moi… (liste évidemment non exhaustive, car ma mémoire me joue des tours)

Tempête sous un crâne (ou sur une scène de théâtre)

L’espace scénique évoque ainsi ce qui se passe sous le crâne de Louis… mais aussi une scène de théâtre pendant une répétition. Des chaises entourent le plateau, appuyées contre les murs et entourées de gros sacs ; chaque membre de la troupe a la sienne. À mesure que les tableaux s’enchaînent, on extirpe de nouveaux costumes des sacs, que l’on endosse pour changer de rôle. On croirait voir une répétition, comme si Louis se jouait à lui-même les retrouvailles à venir avec sa famille. Cette impression, d’autant plus intéressante qu’il faut se rappeler que Lagarce travaille dans son œuvre un matériau volontairement autobiographique, se trouve accentuée par la présence filée d’un lecteur ou d’une lectrice, garant·e du bon suivi du texte. En fonction des tableaux, un·e membre différent·e de la troupe se charge en effet de suivre le scénario de la pièce (en consultant son script), de souffler en cas d’oubli ou d’erreur. Cette mise en abyme questionne le statut ontologie du Pays Lointain : de quoi parle-t-on vraiment ? D’une rencontre entre Louis et sa famille… d’un tea time avec des fantômes… ou d’une construction théâtrale qui réfléchit à sa propre finalité ? On se gardera de trancher pour finir sur les derniers mots de Lagarce – sans doute les plus beaux parce qu’ils contiennent l’essentiel :

« Une chose dont je me souviens et que je raconte encore (après, j’en aurai fini) :
c’est l’été, c’est pendant ces années où je suis absent, c’est dans le Sud de la France. Parce que je me suis perdu, la nuit, dans la montagne, je décide de marcher le long de la voie ferrée. [..] La nuit, aucun train n’y circule, je ne risque rien et c’est ainsi que je me retrouverai. À un moment, je suis à l’entrée d’un viaduc immense, il domine la vallée que je devine sous la lune, et je marche seul dans la nuit, à égale distance du ciel et de la terre. Ce que je pense, et c’est cela que je voulais dire, c’est que je devrais pousser un grand et beau cri, un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée, que c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir, hurler une bonne fois, mais je ne le fais pas, je ne l’ai pas fait.
Je me remets en route avec seul le bruit de mes pas sur le gravier.
Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai. » (Louis, Le Pays Lointain, p. 153)

Magali Bossi

Infos pratiques :

Le Pays lointain, de Jean-Luc Lagarce, du 22 janvier au 11 février 2024 au POCHE/GVE.

Mise en scène : mAthieu Bertholet

Avec Raphaël Archinard, Pierre-Isaïe Duc, Louka Petit-Taborelli, Lisa Veyrier et Lucie Zelger

https://poche—gve.ch/spectacle/le-pays-lointain

Photos : © Chloé Cohen

[1] Les citations, accompagnées par le nom du personnage qui les prononce, sont extraites de l’édition suivante : Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain, Besançon, éditions Les Solitaires Intempestifs, 2005.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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