Les réverbères : arts vivants

Diffraction de points de vue sur l’inceste au Poche

Un drame se passe, au POCHE/GVE : dans « Trop courte des jambes » un père abuse de sa fille, sa femme les découvre ensemble dans le lit conjugal. Comment raconte-t-on l’inceste sur scène ? En faisant sauter la narration linéaire et en jouant sur la polyphonie des points de vue. A expérimenter du 28 octobre au 12 décembre.

Dans une chambre d’enfant, remplie de matelas, de tours formées par des cubes de mousse superposés, vrai royaume d’abris et de cachettes, quatre enfants jouent à cache-cache. Ils courent, sautent, se surprennent, crient et rient. Ainsi commence la pièce Trop courte des jambes, alors que les spectateurs et spectatrices sont encore en train de s’installer. Insouciants, ils ne savent pas qu’on les observe.

Changement de lieu (sans changement de décors) : la chambre d’enfant se transforme en chambre d’hôpital. Couchés sur les mêmes matelas, les quatre protagonistes racontent la naissance d’une petite fille : la sensation d’être enceinte, ce que ressent une parturiente[1], la pression qu’exerce le bébé et finalement la déchirure et la douleur de l’accouchement… Une enfant nait et sa mère lui tient rigueur de toute la souffrance générée à la naissance. Quant au père de la petite, il mettra « tout son amour dans un seul enfant », puisque lui et sa femme n’en auront pas d’autres.

Sont-ce là les deux ingrédients clés de la pièce ? L’excès d’amour du père et l’absence d’une « mère aimante classique » expliquent-ils la scène d’inceste dont la mère sera témoin, entre son mari et sa fille ?

Une multitude de facettes

Cette question restera sans réponse. Comme toutes les celles qui peuvent émerger dans la tête des spectateurs au fil du spectacle car à vrai dire si l’inceste et le tabou sont les thèmes centraux de cette pièce, aucune réponse tranchée ni avis catégorique ne sera donné.

En effet, l’ensemble du texte est une sorte de patchwork : les histoires, de la mère, de la fille, du père, s’alternent. Les points de vue aussi. On accède tantôt aux pensées de la fille ou du père, tantôt on suit les conversations entre des gens externes au drame, voisins, amateurs de faits divers, on l’ignore. On sait juste  qu’ils tentent de reconstituer les faits, les ressentis.  Comment la mère découvre-t-elle cette scène ? Que se passe-t-il alors dans sa tête ? Pourquoi ne dit-elle rien, est-ce parce qu’elle en veut à sa fille « de lui voler son mari » ou est-ce la colère, l’horreur, le dégoût qui la pétrifient ? Quel spectateur, dans cette salle, est à l’abris de ces questions, lui qui est venu voir une pièce sur l’inceste ? Ces protagonistes reflètent peut-être simplement la curiosité du genre humain, qui pousse à décortiquer les tragédies, qui fascinent autant qu’elles répugnent.

Toutes ces interrogations ne trouvent que des morceaux de réponse ou même une foule de réponses, car on ne peut que supposer et échafauder des scénarios, sans savoir vraiment ce qu’une mère se dit quand elle découvre son mari et sa fille dans le lit conjugal.

La scénographie renforce encore cette idée : aucun spectateur ne voit l’intégralité de la scène. Il y a toujours des angles morts, des protagonistes qui restent hors champ pour le public, cachés (volontairement ou non) derrière une pile de matelas ou de cubes de mousse, invisibles pour les uns tandis que vus par les autres. Le regard ne peut se saisir de l’ensemble des éléments en une seule fois.

Ainsi il revient au spectateur de reconstituer la fresque et l’histoire. Ou plutôt de rapiécer la trame, d’en combler les trous quand les morceaux viennent à manquer pour se faire son idée. Un peu à l’image de ces vieux pulls rafistolés, recousus de multiples morceaux venus de divers tissus, que portent tous les protagonistes de la pièce.

Et il vaut mieux, d’ailleurs, que cette responsabilité revienne à l’ensemble du public, le traitement univoque de la question de l’inceste serait trop risqué, au vu de la complexité et l’ampleur du sujet.

Quant au jeu de cache-cache et à la chambre d’enfants sur lesquels s’ouvre la pièce, ils rappellent tous deux l’insouciance de l’enfance et renforcent par-là l’horreur que l’on éprouve lorsque l’on imagine un adulte, qui plus est un père, profiter de cette candeur.

Autant dire que ce drame familiale, raconté par bribes, suppositions et suggestion, marque durablement le spectateur, d’autant plus que ce dernier porte en lui l’histoire qu’il dont il a rassemblé petit à petit les morceaux.

Joséphine le Maire

Infos pratiques :

Trop courte des jambes de Katja Brunner, du 28 octobre au 12 décembre 2019 au POCHE/GVE.

Mise en scène : Manon Krüttli

Avec Jeanne De Mont, Aurélien Gschwind, Bastien Semenzato, Nora Steinig

https://poche—gve.ch/spectacle/trop-courte-des-jambes/

Photo : © Samuel Rubio

[1] Femme sur le point d’accoucher.

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