Les réverbères : arts vivants

Feydeau, le mécanicien du rire

Un fil à la patte, dans une mise en scène de Stephan King : ou comment avec trois tours de clé, on remonte une terrible machine à ressort. Compagnie amateur Art-Ken-Ciel, au théâtre des Grottes, jusqu’au 9 novembre.

C’est l’histoire d’un amant fiancé à une autre qui se « dépatouille », perdu dans ses ambitions amoureuses. Le destin va naturellement compliquer un peu les choses et de ce fait, le héros va danser la valse à mille temps sur un pied pendant deux heures, avant de pouvoir enfin poser le second.

Un fil à la patte est un vaudeville chimiquement pur qui fait partie des gourmandises de tout metteur en scène. La pièce est bourrée d’explosifs jouissifs faits pour faire sauter la bourgeoisie et son univers, dont l’emblème pourrait être le macaron Ladurée qui se brise en miettes sous les féroces coups de dents écrits par Feydeau. Stephan King, le metteur en scène, n’a pas résisté à la tentation.

Monter un vaudeville aussi tumultueux demande de l’espace et le théâtre des Grottes se prête parfaitement à l’exercice du salon parisien. Ambiance de salon donc ; piano, cheminée, tableaux, potiches et l’objet symbolique du style : le canapé. Cette pièce d’ameublement est la rosette du genre vaudeville épinglée au revers du théâtre de boulevard.

On frappe les trois coups. Ce symbole sonore nous invite à remonter dans le temps et nous indique que la mise en scène ne sera pas iconoclaste. L’énergie de la troupe s’impose rapidement. Les personnages sont vifs et les deux comédiennes qui ouvrent le spectacle, Irina Bogmolova et Valérie Leleu, donnent rapidement le ton et le rythme qui accompagneront l’entier du spectacle sans faiblir. Puis arrive l’élément déclencheur : Bois d’Enghein, rôle tenu avec solidité par François Schilling qui sera suivi par une cohorte de personnages dont Bouzin qui est un des plus propices à une caractérisation forte. Ici, le rôle est porté par Laurent Buhlmann, qui compose un bonhomme parfaitement chiffonné qui se fraye un chemin au milieu de tous les personnages. Car il y a foule sur scène.

Force est de constater que celle-ci est gênée aux entournures par de nombreuses pièces d’ameublement qui deviennent des blocs hiératiques, ce qui limite terriblement la fluidité des mouvements et bloque ainsi la mise en scène. Les comédiens deviennent tels des joueurs de fond de court. Un vaudeville demande encore une fois de l’espace, et les éléments de cette troupe ont largement les moyens de varier leurs jeux et d’être des attaquants montant jusqu’aux limites de l’avant-scène. Une situation qui s’améliore au second acte et qui au troisième, laisse enfin un libre espace à l’imaginaire du public.

La troupe est homogène et livre une tenue du texte et de la scène de bonne facture. Cependant, l’on ressent que chacun aurait pu aller plus loin ou puiser plus en lui-même, car les personnages de Feydeau sont fortement typés ainsi que le veulent l’époque et le style. Cette troupe possède une énergie qui ne demande qu’à être libérée. Quoi qu’il en soit, on s’amuse de quelques-uns tel le général Irigua, puissamment tenu par Marco Gru, un haut gradé de république bananière au français hispanique et burlesque, ancêtre du général Alcazar dont le serviteur du rôle a dû lire à l’évidence Les 7 Boules de Cristal et Les Picaros.

Tout au long du spectacle, les comédiens remontent les ressorts de l’humour et l’on sait que ces éléments de la mécanique du rire n’ont pas la même puissance, mais que tous demandent à être tendus au maximum de leurs capacités pour être efficaces. Dans le style vaudeville, il n’y a pas que les portes qui claquent ; les apartés, les traits d’humour et les ruptures drolatiques doivent saillir tout autant. Dans la version proposée, on aurait aimé une meilleure mise en évidence de quelques effets, ce qui aurait permis au public de s’en amuser plus amplement. Ainsi, le titre de la pièce issu d’un des dialogues est passé presque inaperçu.

Le spectacle est joyeux, les comédiens ont été très bien reçus par le public, témoignage heureux d’un agréable moment offert par une troupe généreuse dans une mise en scène classique d’un classique du vaudeville.

Jacques Sallin

Infos pratiques :

Un fil à la patte, de Georges Feydeau, Compagnie Art-Ken-Ciel, du 31 octobre au 9 novembre au Théâtre des Grottes.

Mise en scène et décors : Stephan King

Avec : Martha Bertuzzi, Irina Bogomolova, Laurent Buhlmann, Eddy Cornaz, Michel Desponds, Ascanio Giuliani, Marco Gru, Valérie Leleu, José Lopez, Alexia Siouffi, Juanita Sbrissa, Monika Thoma

Photos : © Stephan King

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *