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Du Japon dans les circuits : Hokusaï futuriste ?

« Le Fuji, mystique et majestueux, dans la brume au-dessus de l’eau. L’air est pur dans mes narines. Un pêcheur se trouve même presque au bon endroit, dans une pose moins spectaculaire que sur l’estampe originale, avec des vêtements plus modernes, au-dessus d’une série de Fourier de vagues infinies qui progressent vers le rivage. » (p.33)

Qu’on se le dise, le confinement volontaire a du bon : auparavant rat de bibliothèque, je suis en passe de me transformer en véritable capybara[1] dévoreur de livres. Tremblez, pauvres bouquins ! Me (re)voici – et pour un long moment, visiblement. Premier roman de cette saga de lecture post COVID-19, un petit bijou de la SF américaine : entre le roman et la nouvelle, 24 vues du Mont Fuji, par Hokusaï de Roger Zelazny. « Quoi ?! », allez-vous me dire, « mais quel rapport entre la SF et Hokusaï ? » Il y en a un, toutefois et il est bien étonnant.

Un auteur… et quelques mots

Je l’avoue : Roger Zelazny (1937-1995) n’était pas un auteur que je fréquentais. Pourtant il est, à en croire les passionnés, un de ceux qui comptent dans la SF et la fantasy made in USA, par sa singularité et sa poésie. Né en 1937 dans l’Ohio, il est très tôt passionné d’écriture. En 1966, son roman Toi l’immortel obtient le premier prix Hugo, un prix littéraire américain décerné par la World Science Fiction Society et qui récompense la meilleure œuvre de SF ou de fantasy de l’année écoulée. Toi l’immortel arrive ex æquo avec le fameux Dune de Frank Herbert ! Zelazny se consacre entièrement à l’écriture à partir de 1969. Il œuvre notamment pour populariser la fantasy, un genre aujourd’hui encore (et malheureusement) considéré comme trop populaire et souvent décrié… Parmi ses œuvres à retenir, le cycle des Princes d’Ambre, mondialement connu : dix volumes qui flirtent avec les univers parallèles. – Bref, vous l’aurez compris : Zelazny n’était pas un auteur que je lisais… et pourtant, maintenant que je l’ai découvert, je n’ai qu’une envie : le dévorer !

Sauver le monde / se sauver soi-même

24 vues du Mont Fuji, par Hokusaï était l’ouvrage parfait pour découvrir Roger Zelazny : ni trop court, ni trop long (127 p. dans la réédition de 2017 chez Le Bélial’), suffisamment intrigant pour qu’on ne le lâche pas – suffisamment poétique pour y trouver un souffle esthétique qui nourrisse l’imagination. Publié pour la première fois en 1985 (24 Views of Mt. Fuji, by Hokusai), l’histoire mêle inextricablement univers futuriste et estampes nippones, le tout sur fond de vagabondage dans un Japon à la fois familier et lointain.

On y suit une narratrice, Mari. Dans un récit au présent, elle nous plonge dans le périple énigmatique qu’elle a entrepris : traverser le Japon de son époque (un Japon moderne où la vie est sur-connectée, où chaque espace de la vie publique est scrutée par des terminaux inquisiteurs – rappelons-nous que Zelazny, bien qu’il semble dépeindre avec exactitude notre monde contemporain, écrit en 1985, à une époque où le World Wide Web est encore en gestation) à l’aide d’un livre d’estampes de Hokusaï (1760-1808), peintre japonais fameux pour ses vues du mont Fuji (dont « La grande vague de Kanagawa », bien connue). À l’instar des artistes japonistes de la fin du XIXe siècle (comme Monet et Van Gogh) ou des tenants de la Beat Generation des années 1950 (Jack Kerouac en tête), Mari fait de Hokusaï un maître à penser – un guide.

« De par la tradition, le henro, le pèlerin, s’habile tout en blanc. Pas moi. Cette couleur ne me sied pas et mon pèlerinage restera privé, secret, aussi longtemps que possible. Je porte un chemisier rouge aujourd’hui, une veste kaki légère, un pantalon et d’épaisses chaussures de randonnées en cuir ; j’ai attaché me cheveux ; un sac sur mon dos contient mes affaires. Je porte un bâton, toutefois, pour le soutien qu’il offre et dont j’ai parfois besoin ; mais aussi, éventuellement, comme arme. » (p. 13)

Pour autant, si elle est poussée par un évident souci esthétique, sa motivation fondamentale est bien plus pratique – cruciale, pourrait-on dire. Dans une narration entrecoupée par le va-et-vient des souvenirs, Mari reconstitue, à la manière d’un puzzle, les raisons qui l’ont poussée à entreprendre ce voyage. Lecteur avide, sois patient ! Roger Zelazny ne livre pas les réponses facilement. Au fil des pages, l’histoire de Mari prend du relief : ce qu’elle cherche à fuir est, paradoxalement, le but qu’elle doit atteindre. Son mari, Kit, est mort – ou, plus précisément, le corps humain de Kit est mort, mais sa conscience s’est transférée vers un monde numérique dont lui seul a le contrôle. Nouveau dieu qui contrôle le moindre espace technologique, follement amoureux de sa femme, il lui a proposé de partager son immortalité digitale. Mari, enceinte, a refusé – et ce refus lui vaut d’être traquée sans relâche par des agents de Kit. Seule solution pour elle : le pourchasser jusque dans son repère japonais… autrement dit : sauver le monde en se sauvant elle-même.

Les estampes comme parcours

Voilà pour le scénario de base. Cependant, l’aventure aurait pu être décevante si elle s’était arrêtée là – et c’est ici qu’entre en scène le génie de Roger Zelazny. Plutôt que d’offrir un récit de lutte manichéenne basique sur fond de rédemption individuelle, il intrique étroitement dans son histoire les estampes de Hokusaï, jusqu’à en faire l’élément le plus central. Car c’est autour d’elles que s’articulent non seulement le périple de Mari, mais également le texte lui-même.

Afin de brouiller sa piste avant d’affronter Kit, Mari se donne comme mission de retrouver les lieux à partir desquels le peintre a peint le Fuji : chaque chapitre s’ouvre donc sur une description minutieuse de l’estampe dont il sera question, en fonction de la quête esthétique de Mari. Pour plus de clarté, le nom du tableau est donné en exergue : « Le mont Fuji depuis Owari », « Le mont Fuji depuis Umezawa », « Le mont Fuji dans un orage d’été »… Rien n’est laissé au hasard : à chaque étape, Mari décrit sa recherche de l’endroit parfait – en mettant cette recherche en lien avec l’estampe en question. Le lecteur plonge ainsi dans un récit de SF… et dans une reconstruction poétique des estampes de Hokusaï : les mots de Zelazny donnent à voir les gravures, les unes après les autres. Au fur et à mesure, on se prend à aller vérifier tel et tel détail en recherchant les originaux de Hokusaï – puis, on oublie de le faire pour (re)bâtir, à l’aide de l’imagination seule, les panoramas que Mari découvre. Ainsi, 24 vues du Mont Fuji, par Hokusaï offre plus qu’un récit futuriste ou que l’éloge d’un peintre, c’est une véritable fenêtre ouverte sur l’évocation esthétique, un espace de liberté où l’esprit peut s’engouffrer sans contrainte.

À l’heure du confinement sanitaire, moi qui rêve de retourner au Japon, j’ai lu l’aventure de Mari comme une invitation à l’ouverture – ouverture sur un hors-temps pictural, poétique, fantasmé, réécrit, réinvestit. Une ouverture sur l’ailleurs.

Magali Bossi

Référence :

Roger Zelazny, 24 vues du Mont Fuji, par Hokusaï, (traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurent Queyssi), Saint Mammès, Le Bélial’, 2017.

Photo : ©Magali Bossi

[1] À l’heure actuelle, le capybara (ou Hydrochoerus hydrochaeri, pour les intimes) est le plus gros rongeur au monde. Selon son régime alimentaire, on le retrouve en Amérique du Sud… et dans les rayonnages des librairies.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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