Du pain et des peines chez l’épicier du coin
Le choix de Ferney-Voltaire pour la représentation d’Un estomac d’Autriche, d’après le roman de Louis Dumur, était judicieux : Quand il est question de frontières & denrées alimentaires aux portes de Genève, ça frappe dans le mille. Du 29 novembre au 01 décembre 2019.
Luc Jorand adapte, pour l’une des premières mises en scène d’Antoine Débois, le roman Un estomac d’Autriche publié en 1913. Retour sur une thématique chérie sur les rives du lac – je nomme : l’occupation. Que l’on parle d’ailleurs de surpopulation, d’envahissement ou simplement d’un trop plein sur les routes. Notez bien que la pièce fraîchement écrite sera publiée aux éditions de La Ligne d’Ombre, en guise de célébration de la première représentation. Dans le roman, un jeune homme décrit les années tumultueuses du premier quart du XIXe siècle à Genève. Occupation, justement, Napoléon et Gidouille – un soldat autrichien à l’appétit plutôt allumé ! – sont les maîtres-mots.
Occuper l’espace
Cette fois-ci, le calendrier affiche les années agitées de 1813-1814. Court rappel historique sans quoi la portée de cette pièce – initialement prévue pour le bicentenaire de la ville – partirait en fumée ou échapperait à quelques spectateurs… La République de Genève était rattachée à la France selon un traité d’adhésion, et tenait son grade de chef-lieu du département du Léman, ce jusqu’en juin 1813. Genève fait grand effet, est même une terre de projections. À la fois carrefour commercial pour le sel, la pierre et les céréales, on y vient pour les montagnes et le panorama incroyable.
Retour sur scène… L’abondance est de mise : l’épicier du coin est fier de ses produits. De ses beaux et bons produits ! Du chocolat, du café, il fait son matamore en termes de stocks alimentaires. Il sait taire les tribulations qui l’agitent, lorsque l’inspecteur des finances vient porter son œil sur le cahier des dépenses. Les paroles s’enchainent vite, les stichomities valsent. Les comédiens, venant des environs de Genève (de Besançon à Châtel Saint-Denis), virevoltent, se déplacent de part et d’autre de la pièce – en réalité dans l’épicerie – et ne laissent aucune place au vide. Genève est bien ce tout que l’on envie. Il faut relever ici le caractère amateur de cette pièce qui bien au-delà de cette (petite) réserve étonne : le public est convié à venir voir ce que l’on trouve dans cette échoppe et, une fois retourné à sa place, s’y croit encore. Tous, le tenancier, sa bonne femme, le notaire, l’inspecteur des finances et un fleuriste bègue, participent à l’ambiance joviale et active de ce lieu.
Rappelons que Napoléon avait certes fait de la Suisse un pays constitué de 19 cantons autonomes et égaux mais il y a le contrecoup – un coup fort, accusé par la Suisse suite aux défaites du héros de guerre, entres autres à Leipzig. Sur scène, le vent tourne : étalages vides, consomption lente des produits et de la bonne humeur. Même l’épicier devient agressif.

Evoquer l’occupation
La comédie-bouffe prend ici toute son importance en proposant des personnages qui font rire : Une petite vieille sourde comme un pot – à ses heures seulement – cristallise bien les tendances historiques : elle ne comprend plus rien à l’époque et ne sait pas si elle pourra manger à sa faim encore longtemps. On apprécie les jeux de diction, ce travail soutenu du fleuriste malheureusement acharné à ne pouvoir terminer une phrase. Un bon miroir d’une époque soumise à de multiples retournements et phénomènes sans queue ni tête finalement.
Puis, survient l’Autrichien. Gidouille mit Vorname. Napoléon, dont l’effet catastrophique n’apparaissait qu’à travers l’épicerie défraichie, est remplacé par les défilés des troupes autrichiennes que l’on voit sur un écran en arrière-plan. Procédé discret mais astucieux qui fait écho aux invasions atemporelles et récurrentes. L’effet d’annonce futuriste, avec la présence de ce téléviseur sur scène, fait mouche et rire à la fois. Les ruptures historiques sont, quant à elles, osées mais assumées : Une jeune vendeuse papillonne avec le dénommé Gidouille sur un air putchy de Raphaella Carra A far l’amore comincia tu. Le pouvoir évocateur de cette chanson est bien indescriptible.

Les aspirations au pouvoir
Personne ne veut perdre la face, ni même face à cet officier autrichien, menaçant et sans limites. Le personnage de Gidouille est détonnant. Il barbote quelques mots de français dans sa barbe, sème le trouble en pillant sans gêne l’épicerie et en batifolant, de surcroît avec la jeune vendeuse. Souvent, il intervient et illustre l’incompréhension générale que l’on peut ressentir lors d’une confrontation avec l’étranger. On oublie de nous rappeler que le destin de Genève était encore indécis là-haut au Congrès de Vienne, sous les yeux bienveillants de Frédéric-César de La Harpe, ancien précepteur du tsar Alexandre Ier, qui veillera à la neutralité de la Suisse – la Suisse moderne ! – et à l’intégrité des 22 cantons désormais (Genève, Neuchâtel et Valais rajoutés). Si chaque personnage est ciselé jusqu’à ses plus forts excès –on parle haut et fort dans cette pièce – c’est un signe aussi de résistance. On aurait apprécié qu’on indique là, qu’en réalité, les Genevois se faisaient en effet manger à petits feux avant la décision salvatrice des Russes. J’ai dit, à petits feux… surtout parce que Gidouille a des appétences culinaires plutôt originales. L’on pourrait dire qu’il mange ce qui, dès la fin du 18e servait à éclairer les grandes villes. Mange-t-il là ce qui permettait d’œuvrer contre l’insécurité ? Est-ce le méchant Autrichien ? En-cas de doute, lisez la pièce de Luc Jorand. L’un des points forts de la pièce réside donc en ce parallèle que l’on pourrait tirer entre hier et aujourd’hui, en insistant sur cette tendance merveilleusement humaine à toujours vouloir tirer la couverture de son côté.
Laure-Elie Hoegen
Infos pratiques :
Un estomac d’Autriche, de Luc Jorand, du 29.11 au 01 décembre 2019 à la Comédie de Ferney.
Mise en scène : Antoine Débois
Avec : Priscille Amiez, Marion Denis, Liam Antony, Eloïse Genoud, Isaac Genoud, Louise Guillot
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Photo : © Comédie de Ferney
