Duel fratricide et zones grises
Avec Jouer son rôle, Jérôme Richer signe un texte fort, où les visions manichéennes du monde sont mises à mal par deux frères que tout semble opposer. Mais la réalité révèle des zones grises de part et d’autre, s’avérant bien plus complexe qu’il n’y paraît. Un spectacle à voir jusqu’au 25 mai au Galpon.
Le spectacle débute par un long silence, alors que les spectateur·ice·s prennent place tout autour de l’espace de jeu, sur les chaises disposées de manière quadri-frontale. De quoi nous laisser le temps d’apprécier la scénographie et d’instaurer le respect au défunt, ce père qui trône au centre du plateau, dans le funérarium. Mathieu Ziegler, dans son costume sur mesure entièrement noir, chemise, cravate et chaussures comprises, prend la parole. Il reproche à son frère (Jérôme Richer) sa tenue : cette chemise à fleurs, froissée qui plus est, c’est un manque de respect, envers leur mère avant tout. Après un long premier monologue, dans lequel les reproches s’enchaînent, le frère finit par rétorquer, soulignant l’importance des apparences prônée par son vis-à-vis. Le ton de la pièce est donné : pendant une heure et vingt minutes, des blocs monolithiques de paroles se succéderont, mêlant reproches virulents et visions du monde qui s’opposent.
Duel fratricide et universel
Le cadre de l’histoire présente quelque chose a priori d’intime : deux frères censés pleurer la mort du père, jusqu’à ce que cela tourne au règlement de compte, avec des propos forts. Le tout n’est pas sans rappeler Sœurs de Pascal Rambert, joué dans le même théâtre en 2020 : deux sœurs se retrouvaient après la mort de la mère, et exorcisaient tout ce qu’elles contenaient en elles depuis une trentaine d’années. La violence des mots, la manière d’encaisser les propos, en étant au bord des larmes, dans une sorte de mépris ou en riant jaune, se retrouvent dans la mise en scène de Jérôme Richer et Lou Ciszewski. Mais là où Sœurs s’inscrivait dans l’intime et l’émotionnel, Jouer son rôle tend vers une universalité, où chaque protagoniste représente une vision du monde. Mathieu Ziegler, le trader, incarne une représentation ultracapitaliste. En face de lui, Jérôme Richer, photographe pour une ONG, est un humanitaire, avec sa vision bien plus sociale et humaniste du monde.

Pourtant, ces deux camps ne sont pas aussi opposés qu’il n’y paraît. Le personnage incarné par Mathieu Ziegler décrit l’humanitaire comme un business comme un autre : attirer les larmes et la pitié pour soutirer de l’argent aux Occidentaux, argent qui n’arrive que rarement jusqu’à la destination présumée. À l’inverse, les investissements des sociétés qu’ils représentent apportent, malgré tout, quelques éléments positifs au populations locales, avec des accès à l’eau voire à l’éducation par exemple. Bien sûr, ce que nous décrivons ici est simplifié à l’extrême : les arguments sont bien plus subtils et complexes que cela, et développés durant 1h20 au Galpon. On pourrait résumer Jouer son rôle ainsi, en grossissant le trait : d’un côté un homme qui fait du mal en pensant faire le bien, de l’autre un homme qui apporte du bien alors qu’on le voit faire le mal. Quant à savoir lequel il faut préférer, à chacun·e de se faire sa propre idée.
Tragédie grecque moderne
De nombreux éléments du spectacle nous rappellent la tragédie grecque, comme nous l’évoquions dans le reportage publié la semaine dernière : le public tout autour de l’espace de jeu, des frères rappelant Étéocle et Polynice et leur conflit insurmontable, un récit du monde à travers celui de la famille… Surtout, nous avons la belle surprise de découvrir comment le chœur est repris. Sans dévoiler comment il apparaît, nous évoquerons simplement la qualité de l’intervention de Black Balloon – qui chante en alternance avec Les Califrenzies. Entre les deux grandes parties du spectacle, le chœur interprète La ballade des gens heureux de Gérard Lenorman, une ode au bonheur, qui s’adresse à toutes et tous de manière universelle. Avant de conclure le spectacle sur Aimons-nous vivants, de François Valéry, qui nous enjoint à apprécier la vie et profiter de ses proches avant de regretter leur mort. Les propos semblent ainsi contraster avec ceux des frères et leurs attitudes, mais apportent un véritable pendant au texte, en délivrant un message fort derrière les oppositions apparentes.

Jouer son rôle, dans la manière dont il est mis en scène par Jérôme Richer et Lou Ciszewski, invite à se retrouver, à être ensemble, sans tomber dans une forme d’angélisme pour autant. Car les propos imaginés par Jérôme Richer s’avèrent forts, voire violents par moments. On évoquera cette scène dans laquelle le photographe raconte un viol, comment il a découvert une femme meurtrie, puis la manière dont elle a narré la scène au médecin, avant l’opération d’urgence. Voilà un moment que les larmes n’étaient pas autant montées durant une représentation de théâtre. On soulignera aussi la crudité des mots prononcés par Mathieu Ziegler lorsque, debout sur le cercueil du père, il incarne un tyran capitaliste tel qu’il pense que l’imagine son frère. Ce qu’on croyait d’abord manichéen ne l’est finalement pas. Et Jouer son rôle nous invite à nous interroger et nous remettre en question, quel que soit le camp dans lequel on se situe.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Jouer son rôle, de Jérôme Richer, du 20 au 25 mai 2025 au Théâtre du Galpon.
Texte et mise en scène : Jérôme Richer
Avec Mathieu Ziegler et Jérôme Richer
Collaboration artistique : Lou Ciszewski
Coaching d’acteurs : Fanny Brunet
Son : Pierre Vonnet
Régie générale et lumières : Joëlle Dangeard
Costumes : Irene Schlatter
Administration : Maël Chalard
Et la participation des chorales Black Balloon et Les Califrenzies
https://galpon.ch/spectacle/jouer-son-role/
Photos : ©Isabelle Meister
