Jouer son rôle : construire une partition
À quelques jours de la première de Jouer son rôle au Galpon, la Cie des Ombres met en place tous les détails en vue des représentations : appropriation de l’espace, intentions de jeu, gestuelles, interactions… le tout réglé comme du papier à musique par Jérôme Richer – également sur le plateau en compagnie de Mathieu Ziegler – et sa collaboratrice artistique Lou Ciszewski.
L’histoire de Jouer son rôle est la suivante : deux frères se retrouvent dans un funérarium, pour l’enterrement du père. L’un, Mathieu Ziegler, est trader ; l’autre, Jérôme Richer, est photographe pour une ONG dans l’humanitaire. Le clivage entre les deux est total. Mais si ces deux archétypes révélaient des failles ? En assumant pleinement la dichotomie apparente, le comédien et metteur en scène, qui signe également le texte du spectacle, plonge dans les rouages sociaux, pour en comprendre les subtilités. Tout n’est pas, comme le suggère l’affiche, tout noir ou tout blanc.
Mercredi 14 mai, lorsque j’arrive à la fin de la pause, Jérôme Richer m’explique que l’équipe va répéter le dernier tiers de la pièce pour tenter de régler tout ce qui pose encore problème. La scène qui sera travaillé à ce moment-là se situe juste après un récit d’une dizaine de minutes sur le viol d’une femme. L’autre frère, Mathieu Ziegler, va réagir à ce propos. Pour se remettre dedans, les cinq dernières phrases de la scène précédente sont redites, avant de plonger dans la suite de la répétition.
Scénographie quadrifrontale et tragédie
Au centre de l’espace de jeu se trouve un corps allongé, celui du père, autour duquel se retrouvent donc ces deux frères, dans le funérarium. Simplement recouvert d’un tissu noir à ce moment-là, il le sera de différents vêtements lors des représentations. Autour du plateau, deux rangées de chaises sont disposées pour le public, de tous les côtés. Ce choix est en réalité une référence à la tragédie antique, chère à Jérôme Richer. Les deux figures sur la scène ne sont d’ailleurs pas sans rappeler Étéocle et Polynice, les deux fils d’Œdipe, à qui ce dernier prédit qu’ils se diviseront et mourront de la main de l’autre. Le conflit entre les deux paraît effectivement insurmontable. De la tragédie, on retient également les chœurs, qui viendront conclure chaque grande partie de la pièce. Surtout, dans Jouer son rôle, il ne s’agit pas seulement de parler de famille, mais bien du monde de manière plus large. Car cette histoire, c’est un peu l’histoire de toute l’humanité. La question des adresses au public s’est dès lors rapidement posée, avec le double statut des spectateur·ice·s, qui peuvent être pris·es à partie ou vu·e·s comme de simple observateur·ice·s. La confrontation entre les deux frères, supposément totale, tend également à montrer que chacun se trouve en réalité dans une sorte de zone grise, que les adresses au public peuvent également rendre plus visibles et interpellantes.
Une partition ciselée
Durant la répétition, on est rapidement frappé par la précision des indications données par Jérôme Richer et Lou Ciszewski, sur le regard, les intentions et ce que sous-entend le propos. Les mots ont leur importance, mais ce que dit le sous-texte l’est tout autant. On reprend alors plusieurs fois les mêmes répliques, les rejouant selon les indications, pour essayer, tester et voir ce qui fonctionne le mieux. Tout se joue dans les détails : on fait donc attention également à l’attitude du frère qui écoute et reçoit les paroles de l’autres. On cherche aussi à comprendre et faire comprendre ce qui se passe dans le cerveau de chaque personnage. Pour ce faire, Jérôme Richer stoppe régulièrement le jeu, s’appuyant aussi sur le regard extérieur de Lou Ciszewski. Elle appuie ses remarques sur les sensations, la gestuelle permettant d’ancrer le propos ou d’anticiper la suite. Il est aussi question de rythme entre les répliques, de manière à en modifier les intentions. C’est donc un travail en profondeur qui se développe, quitte à rejouer cinq fois, six fois, les mêmes répliques.
Après la répétition, alors que je m’entretiens avec Lou Ciszewski et Mathieu Ziegler, ce dernier me confie que Jérôme Richer a beaucoup dirigé le travail de cette manière, avec des partitions très ciselées, dans lesquelles le comédien doit penser à tout à la fois : déplacements, fil de la pensée du personnage, découpage des répliques, rythme… Sans doute ce choix est-il aussi dû à la nature du texte : composé de longs monologues successifs, il empêche une construction très rythmée à deux. Beaucoup de mouvements de la pensée ne sont ainsi pas écrits sur le papier. Mathieu Ziegler évoque d’ailleurs le privilège que c’est de pouvoir travailler avec l’auteur du texte, de ce point de vue. Ce dernier sait parfaitement quelles sont les intentions des personnages, comment il les a imaginées et construites. Dans la tête de l’acteur, c’est ainsi tout un film qui se déroule à travers la partition de jeu. Son rôle est alors de rendre cela visible pour les spectateur·ice·s.
Un véritable travail d’équipe
Au début du processus de création, Jérôme Richer a donc beaucoup dirigé Mathieu Ziegler, avant de laisser petit à petit ce rôle à Lou Ciszewski, qui voit d’un œil extérieur, sans être dans le jeu sur le plateau. Dans la Cie des Ombres, la parole circule, et la dialectique entre tou·te·s les membres est très agréable à vivre au quotidien. Ainsi, Fanny Brunet est régulièrement présente pour coacher les acteurs et travailler sur certains points. D’autres points sont également à souligner, à commencer par la scénographie et la lumière, conçues par Joëlle Dangeard. Elle a créé une véritable ambiance de funérarium, avec un flux de lumières ténu et subtil dans ses changements, pour que le public se concentre véritablement sur le propos. Les détails doivent enfin être réfléchis au niveau des costumes. Pour ce faire Irene Schlatter prend soin de faire en sorte que les chaussures ne fassent pas trop de bruit, ou que les accessoires ne dégagent pas une odeur trop dérangeante pour les comédiens, par exemple.
On laissera le mot de la fin à Mathieu Ziegler, qui nous évoque des souvenirs de ses premiers cours de théâtre. Il rappelle que son travail consiste avant tout à écouter et à redécouvrir à chaque fois qu’il joue le spectacle. Quand il parle d’écoute, il évoque à la fois ses partenaires de jeu et les indications du metteur en scène. Cela permet de pallier les angles morts de son jeu : tout en ayant des intuitions, des ressentis, tout ce travail d’accompagnement est nécessaire et revêt une importance toute particulière. C’est sans doute l’élément que nous retenons de l’observation de cette répétition et de la discussion qui s’en est suivie : un souci du détail pour que le spectacle qui sera joué colle au plus près des intentions de l’auteur.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Jouer son rôle, de Jérôme Richer, du 20 au 25 mai 2025 au Théâtre du Galpon.
Texte et mise en scène : Jérôme Richer
Avec Mathieu Ziegler et Jérôme Richer
Collaboration artistique : Lou Ciszewski
Coaching d’acteurs : Fanny Brunet
Son : Pierre Vonnet
Régie générale et lumières : Joëlle Dangeard
Costumes : Irene Schlatter
Administration : Maël Chalard
Et la participation des chorales Black Balloon et Les Califrenzies
https://galpon.ch/spectacle/jouer-son-role/
Photos : ©Isabelle Meister