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Écrire pour parer l’oubli

« Tu partida me confirmо́ que el amor de madre es una energia absoluta y eterna que nunca desaparece, ni con la muerte. » (p. 63)

Yubitza Saa est une artiste atypique. Née au Chili, elle vit à Genève depuis 35 ans et, au milieu de mille autres activités, elle écrit. Sensibilisée aux enjeux environnementaux et à la justice sociale, elle s’engage en politique afin de défendre ses valeurs écologiques. Elle anime des ateliers sur le recyclage et la sensibilisation à l’environnement, peint, fait du théâtre… Créer est son mode de vie. El recuerdo que seremos est son neuvième livre, écrit en espagnol, sa langue natale. Né d’un élan viscéral après le décès de sa mère, l’ouvrage exprime le manque et l’impuissance qu’il engendre, tout en cherchant à abolir la distance que l’océan a imposé entre elles. Il traduit un besoin cathartique d’interroger la mort et ceux qui restent, mais aussi d’explorer le lien mère-fille. Surtout, Yubitza écrit pour préserver la mémoire d’Eva, sa mère, une femme affirmée, en avance sur son époque.

Au coeur de l’histoire, il y a les souvenirs. Quoi de plus normal, puisqu’après tout, nous ne serons, un jour, que des souvenirs pour celles et ceux qui resteront. Loin d’une vision fataliste, Yubitza nous invite à envisager la mémoire de manière joyeuse et lumineuse, plutôt que teintée de nostalgie et de regrets. Finalement, nous choisissons de façonner les fragments du passé à notre guise, de les honorer, ou bien de les abandonner dans de vieux albums photos que plus personne ne feuillette. Ce travail d’introspection a réveillé chez l’autrice des souvenirs enfouis, libéré des fantômes relégués au placard, qui, le temps de l’écriture, ont dansé avec elle.

Mais au-delà du récit personnel, c’est l’universalité des thèmes et la restitution d’une époque qui nous touchent. Le Chili des années 60, une petite ville de campagne où Eva, institutrice, ouvre une boutique de journaux et revues, devenant la seule représentante locale de la presse en provenance de la capitale. À travers les souvenirs de l’autrice, on découvre le mode de vie et les mœurs de l’époque : la maison familiale, tenue par l’attachante Martita, les rues animées par les vendeurs de journaux… Yubitza en profite pour rendre justice à sa mère, en retranscrivant par exemple un article écrit en 1998 et adressé aux politiciens de la ville afin de dénoncer les injustices quant au montant des retraites.

« [La Martita] empezó a soplarme las recetas que tanto me habían gustado en la infancia y que tantas veces sin darme cuenta la había visto preparar, recetas que yo creía olvidadas. Vino a despertar todos los sabores que tenía guardados en mi corazón, sentí que me estaba transmitiendo su legado, de dar amor a traves de los alimentos. » (p. 49)

El recuerdo que seremos est un livre aussi multiforme que son autrice. Composé de « contes qui ne sont pas des contes » et de poésies à la mise en page inventive, Yubitza mêle réalité et souvenirs diffus, vécu et écriture, toujours avec une tonalité fantastique, drôle et libératrice. L’autrice s’amuse d’ailleurs du fait que tous ses précédents ouvrages aient été classés en Suisse dans la catégorie « fantastique » : même inspirés du réel, l’Amérique latine regorge d’histoires inimaginables en Europe.

Afin de conserver sa liberté d’écriture, qu’elle considère comme un luxe précieux, Yubitza a fait le choix de l’auto-édition. Sans contraintes éditoriales, elle laisse transparaître, à chaque page, le plaisir d’écrire ainsi que la force de caractère héritée de sa mère, qui lui a transmis cette indomptable envie de vivre et d’assumer pleinement ses choix.

« Te amo y te amaré para siempre,
Como amo el olvido que seremos,
El recuerdo que seremos,
El ovido que somos. » (p. 117)

Léa Crissaud

Référence :

El recuerdo que seremos, Yubitza Saa, Onex, 2024, éditions Culturanatura

 Photo : ©Léa Crissaud

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