Songe d’une Tempête rêvée
Où s’arrête le rêve… ou commence le réel ? Peut-être ne sont-ils qu’un seul et même espace, un seul et même temps. Du 28 mars au 17 avril, Omar Porras a aboli ces frontières au Théâtre de Carouge. Dans La Tempête ou la voix du vent, il a volé sur la plume de William Shakespeare – plus léger qu’un esprit des airs, aussi réel qu’un rêve.
Tout commence… à la manière des saltimbanques. Portée par une musique joyeuse, la troupe du Teatro Malandro descend les marches du théâtre – clarinette, accordéon, percussion, il ne manque rien au tableau. Dans un brouhaha virevoltant, tout ce beau monde investit les planches, pour nous conter une histoire. Celle d’une tempête qui, depuis Shakespeare, a traversé un océan de quatre siècles.
Entre le ciel et l’eau
Le pont d’un navire en mer. Tout est calme – c’est la nuit. Soudain, le vent se lève. Tumultes, fracas, il s’engouffre dans les voiles géantes, presque translucides, qui s’échappent du plafond en drapés aériens. Éclairs, tonnerres, le monde disparaît dans la fumée, les soulèvements d’écume. Un cri : « Nous coulons ! ». Les voiles s’évanouissent, le bateau disparaît. Alors – plus rien. Juste le ressac sur les récifs, le jeu miroitant des lumières sur un tapis de fumée figurant l’onde des vagues avec une hypnotique poésie. Une jeune fille se penche sur l’eau. Elle s’appelle Miranda (Marie-Evane Schallenberger). Son père, le vieux Prospero (Karl Eberhard), est un puissant sorcier qui règne sans partage sur l’île. Aidé par Ariel, l’esprit des airs Ariel (Jeanne Pasquier), il a provoqué la tempête… en prenant garde que personne n’y périsse. Pourquoi ? Par vengeance et par amour – comme souvent dans les histoires.
La pelote de l’intrigue
Vengeance, car le bateau naufragé était celui d’Alonso, roi de Naples (Guillaume Ravoire). Parti de Tunis, il voyageait en compagnie de son fils, le prince Ferdinand (Pierre Boulben), et du courtisan Gonzalo (Diego Todeschini). Deux traîtres les accompagnaient : le propre frère du roi, Sébastien (Francisco Cabello), avide de sertir la couronne… et celui de Prospero, Antonio (Antoine Joly). Bien des années auparavant, ce dernier a dépossédé Prospero du duché de Milan, dont il était l’héritier légitime. Depuis, le sorcier vit avec sa fille, exilé sur l’île. Voilà l’injustice que Prospero entend réparer.
Et l’amour, dans tout ça ? Prospero ne l’oublie pas. Ce naufrage fatidique, c’est aussi pour sa fille Miranda, la prunelle de ses yeux, qu’il l’a imaginé : il veut lui trouver un époux – et quel meilleur candidat que le prince Ferdinand, que le stratagème de Prospero a attiré sur l’île ? Ferdinand doit bien sûr prouver sa valeur, et les deux jeunes gens finissent (évidemment) par tomber sous le charme l’un de l’autre, à la grande joie du mage… Pourtant, tout ne va pas aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Fils de la sorcière qui régnait jadis sur l’île, le difforme Caliban (également incarné par Antoine Joly) entend, de son côté, se venger de Prospero qui l’a dépossédé de son royaume. Pour y parvenir, il s’acoquinera à deux naufragés cocasses et avinés (un parfait duo de comedia dell’arte !) : le bouffon Trinculo et l’intendant Stephano, incarnés respectivement par Francisco Cabello et Diego Todeschini, qui cumulent eux aussi les casquettes.
La fin justifie-t-elle les moyens ?
Avec La Tempête ou la voix du vent, Omar Porras ne se contente pas de proposer une énième adaptation d’un classique. En collaboration avec Marco Sabbatini, il adapte et traduit le texte original, resserrant l’intrigue autour du nœud dramatique (vengeance et amour) tout en offrant une réflexion sur la mince frontière qui sépare rêve et réalité – mais aussi servitude et affection, juste cause et morale douteuse.
Car si Prospero est un puissant sorcier injustement traité, il tire une partie de ses pouvoirs d’Ariel, l’esprit qu’il maintient à son service malgré une libération promise. La situation d’Ariel n’est pas sans évoquer l’emprise – comme le suggère la question que l’esprit pose plusieurs fois à son maître (« M’aimez-vous ? ») en espérant une délivrance qui tarde. Ariel n’est pas l’unique à souffrir des projets de Prospero. Caliban, après avoir appris au sorcier les secrets de l’île, s’est vu spolié de sa terre, relégué au rang d’esclave, dépossédé de sa langue et de ses croyances, considéré comme un animal, un monstre. Voilà qui rappelle les heures sombres du colonialisme… En bon colon, Prospero ne se contente pas de soumettre de qui est différent de lui ; il répète le schéma sur sa propre fille. C’est lui qui la pousse dans les bras de Ferdinand… dont elle s’éprend alors même qu’elle n’a jamais rencontré d’autres hommes (en dehors de son père et de Caliban, qui a tenté de violer la jeune fille). Peut-on, dès lors, considérer cet amour comme librement et pleinement choisi ?
La Tempête incarnée
Heureusement, Porras (et Shakespeare avec lui) se garde bien de trancher – et c’est tout l’intérêt. Pas de morale forcée dans La Tempête ; juste une conduite de l’intrigue si subtile qu’elle suscite le questionnement… sans sombrer dans la lourdeur. Nous sommes du côté du conte, du côté du rêve – ce qui se ressent dans l’humour et la poésie que le Teatro Malandro insuffle dans la pièce. Face à une Miranda en pamoison devant un Ferdinand bien ridicule, et qui chantent à deux voix dans un jardin envahi de plantes carnivores (une performance digne des meilleurs Disney, encore merci !), nous rions. Avec Caliban qui égrène, au son des vents, les mystères et la beauté de l’île, nous méditons. Et, dans les virevoltes sautillantes d’Ariel, ce personnage ni masculin, ni féminin, mais définitivement autre, nous rêvons.
L’interprétation de Jeanne Pasquier n’est pas étrangère à ce sentiment : elle transforme Ariel en une créature mi-fée (Clochette n’est pas loin, car l’île ressemble par bien des aspects au Pays Imaginaire créé par J.M. Barrie), mi-oiseau, tantôt Cupidon, tantôt Pan. Ariel, en tant qu’esprit servant un humain, fait le lien entre le monde du rêve et celui du réel, un jeu d’équilibre délicat qui se ressent dans le ton, les gestes, les expressions du visage de la comédienne. Face à elle, le Caliban campé par Antoine Joly n’en paraît que plus lourd, plus terrestre – comme un golem coincé dans un songe. Pourtant, c’est lui qui parle le mieux de l’oppression subie ; c’est avec lui que nous nous insurgeons, pour lui que nous avons soif de liberté. Quant à Karl Eberhard, il incarne un Prospero complexe, dans un jeu qui superpose les niveaux de sens. De père aimant, il devient sorcier puissant, puis victime injustement trahie. Plus tard, il est maître, marieur et juge. Karl Eberhard lui confère un caractère aussi changeant que la magie dont il use, où la colère le dispute souvent à la mansuétude. Si Ariel évoque la dimension onirique de La Tempête et Caliban son message, Prospéro représente quant à lui sa force narrative : double de l’auteur, double du metteur en scène, c’est lui qui a le fin mot de l’intrigue.
Animisme onirique
La Tempête, telle que la rêve Omar Porras, est plus qu’une pièce – c’est un tour de magie. L’île de Prospéro n’est pas celle de Robinson ; on s’y échoue, certes… mais on s’y retrouve surtout victime d’enchantements. De la scénographie aux costumes, de la lumière à la musique, des masques aux marionnettes, on flotte dans un univers imaginaire nourri de références au cinéma, à la littérature et à l’animation. Pendant le naufrage, on se souvient les tempêtes du Master and Commander réalisé par Peter Weir en 2003 ; dans le jardin de Prospéro, c’est un peu d’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll qu’on retrouve. Lorsque le roi de Naples et sa suite se perdent dans les cauchemars d’une forêt marécageuse, le Blanche-Neige de Disney vient immédiatement à l’esprit. Mais ce sont peut-être les références à un animisme chamanique proche de celui d’Hayao Miyazaki (Princesse Mononoké, 1997) ou des systèmes de croyances sud-amérindiennes qui frappent le plus. À mesure que la pièce avance, qu’Ariel et Caliban (respectivement esprit endémique et véritable indigène de l’île) revendiquent leur liberté avec plus de force, l’île elle-même devient plus sauvage, plus rebelle, plus magique. D’étranges créatures, muettes et masquées, y apparaissent : d’abord grises silhouettes, elles se parent de couleurs grâce à l’usage de la lumière noire. Leurs ornements rappellent les tableaux de Frida Kahlo, ou l’iconographie du Jour des Morts, fête chrétienne célébrée au Mexique et mêlée de croyances précolombiennes. La vraie voix de l’île s’exprime là – dans les sons qui bruissent autour de ces êtres protecteurs, cette nature qui se mêlent aux mots prononcés par Ariel, par Caliban, pour retrouver la liberté volée.
Il y aurait encore mille choses à dire – mais il faut bien conclure. Peut-être avec cette phrase, prononcée par Ariel et héritée d’un sonnet de Shakespeare (que je cite de mémoire) : Tous les jours sont nuits, pour les hommes, tant qu’ils ne rêvent pas. Merci.
Magali Bossi
Infos pratiques :
La Tempête ou la voix du vent, d’après William Shakespeare, du 28 mars au 17 avril 2025 au Théâtre de Carouge.
Mise en scène : Omar Porras
Avec Pierre Boulben (Ferdinand), Francisco Cabello (Sébastien et Trinculo), Karl Eberhard (Prospero), Antoine Joly (Caliban et Antonio), Jeanne Pasquier (Ariel), Guillaume Ravoire (Alonso), Marie-Evane Schallenberger (Miranda), Diego Todeschini (Gonzalo et Stephano),
Manipulateur·ices de marionnettes : l’ensemble des comédien·nes
https://theatredecarouge.ch/spectacle/la-tempete-ou-la-voix-du-vent/
Photos : © Lauren Pasche