En transit : la zone grise avant l’exil
Inspiré d’une mésaventure qui lui est arrivée, l’auteur iranien Amir Reza Koohestani se crée un alter ego féminin qui, bloqué dans un aéroport, lit Transit d’Anne Seghers et en rencontre les personnages. Un spectacle sur ces zones grises qui précèdent un voyage forcé, à voir à la Comédie de Genève jusqu’au 6 mars.
Alors qu’il part de Munich pour le Chili afin d’y monter une pièce, Amir Reza Koohestani se retrouve coincé à l’aéroport, puis contraint de rentrer chez lui, à Téhéran. La raison ? Son visa pour l’espace Schengen a expiré depuis cinq jours. C’est cette mésaventure qui lui inspire le spectacle. Il se crée ainsi un alter ego féminin, interprété par Mahin Sadri qui, le temps de l’attente de la décision, lit Transit, un roman d’Anne Seghers qui traite justement de l’exil de personnes durant la Seconde Guerre Mondiale. Une situation qui n’est pas sans rappeler la sienne, bien que la fin de l’histoire soit plus heureuse pour lui. Son alter ego et les personnages du roman se rencontrent ainsi dans cette zone grise, leurs histoire se mêlent et se répondent comme des échos, pour questionner un système trop souvent absurde où l’humain, pourtant au centre, est complètement oublié.
Un décor acteur du texte
Sur la scène de la salle modulable, tout est gris, à l’image de la zone dans laquelle se trouvent les personnages, seules touches de couleur. Le décor dans lequel iels évoluent est froid, comme un hall d’aéroport, une salle d’attente, un lieu totalement impersonnel, mais aussi intemporel. Ce choix permet de mêler des temporalités pourtant éloignées et de créer de cette manière une sorte de lieu général dans lequel l’Histoire ne fait que se répéter. Les modules qui constituent la scénographie se déplacent sur des rails de manière parfaitement codifiée. Ce n’est pas sans rappeler le côté très organisé, voire automatisé des administrations qui s’occupent des cas des personnages. Il n’y a pas de place au hasard, aux situations personnelles pourtant toutes différentes les unes des autres. Outre l’aspect de ces modules ressemblant à de véritables cellules de verre, c’est à une véritable annihilation de l’âme humaine à laquelle nous assistons.
Tout, dans ce système, vise ainsi à supprimer la volonté de ces êtres : quand un homme interprété par Danae Dario récupère les documents de M. Weidel, mort dans cette zone grise, afin de pouvoir prévenir la famille du défunt, on lui répond qu’il doit prendre rendez-vous pour pouvoir régler cette situation. Mais comme ce n’est pas son nom qui figure sur le dossier, c’est totalement impossible. L’histoire du serpent qui se mord la queue vous avez dit ? L’absurdité de cette administration se répercute sur tous les personnages : ainsi l’alter ego d’Amir Reza Koohestani voit son crayon être confisqué, car dangereux. On lui prêtera à la place un stylo validé par le règlement… Et pourtant, alors que tout est fait pour annihiler toute velléité humaine, le metteur en scène parvient à livrer un spectacle profondément humain.
L’utilisation de la caméra place ainsi les comédiennes au centre de l’action. Parfois filmées hors scène, parfois sous les yeux du public, leurs images sont retransmises en direct sur l’écran en fond de scène, réchauffant ainsi le décor si froid. Ces projections ont pour effet d’agrandir l’espace, voire même d’en créer de nouveaux, de permettre aux personnages de se répondre en se dédoublant, ou encore de créer des effets de domination. Il en va ainsi de la toute première scène ou Danae Dario, interprétant un policier des frontières, apparaît bien plus grande que les pauvres Khazar Masoumi et Mahin Sadri, alors totalement soumises à cette autorité.
Des destins contrastés
La projection en miroir du même personnage est particulièrement marquante avec le personnage interprété par Agathe Lecomte : on y découvre un sentiment d’aliénation créé par la solitude. Comme si elle se créait des interlocutrices à qui parler avant son dernier voyage… Car c’est aussi de voyage dont il est question dans En transit, ou plutôt de l’attente qui le précède. Un voyage forcé, pour l’exil ou, pour les plus heureux comme l’auteur de la pièce, pour un retour chez soi. Et s’il est bien conscient d’avoir été plus chanceux que les autres personnages, il ne présente pas de happy end à son spectacle. C’est une réalité difficile à accepter qu’il dépeint, en montrant que, si le texte d’Anne Seghers parle des années 40, la situation est encore vraie – et plus que jamais au vu des tout récents événements – aujourd’hui. La fin du spectacle, où les quatre comédiennes racontent comment le port de Marseille est une véritable plaque tournante, qui accueille des vagues de personnes avant de les renvoyer vers d’autres destinations, est ainsi particulièrement forte. La déshumanisation y est totale.
Et si cette fin est aussi triste, c’est parce que le spectacle nous a raconté le parcours de chacun de ces êtres, vers cette issue inéluctable, et qu’on se trouve bien désemparé face à un système absurde et arbitraire, contre lequel on ne sait trop comment agir…
Fabien Imhof
Infos pratiques :
En transit, librement adapté de Transit d’Anne Seghers par Amir Reza Koohestani, à la Comédie de Genève du 23 février au 6 mars 2022.
Mise en scène : Amir Reza Koohestani
Avec Danae Dario, Agathe Lecomte, Khazar Masoumi et Mahin Sadri
https://www.comedie.ch/fr/amir-reza-koohestani-en-transit
Photos : © Magali Dougados