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Mondes imaginaires : Changement de prisme

L’association Mondes Imaginaires, fondée en 2019, regroupe trois anciennes étudiantes en Lettres qui, au terme de leurs études, sont arrivées à une constatation : bien souvent (trop souvent), les littératures de l’imaginaire sont décriées et dévalorisées. Pourtant, l’histoire se construit sur un imaginaire, une conscience collective, et une transmission des mythes dits fondateurs. 

Mondes Imaginaires proposent donc des ateliers participatifs et créatifs aux enfants comme aux adultes, afin que les univers fictifs viennent nourrir le quotidien. User du pas de côté qu’offrent des moments de créativité permet d’enrichir la réflexion à travers des points de vue différents et des concepts innovants. Tous les mois, Mondes Imaginaires proposent un atelier d’écriture créative sur un thème différent. Ensemble, nous explorons diverses facettes de l’écriture et de l’imaginaire. Le but est avant tout d’oser écrire, dans un climat de bienveillance, tout en acquérant de la confiance en soi. Chaque thématique est présentée grâce à des ouvrages qui servent de référence (en science-fiction, fantasy ou fantastique), parfois avec un ancrage historique – ce qui permet de stimuler l’imaginaire. Les participants peuvent, s’ils le souhaitent, intégrer des éléments proposés par les animatrices dans leurs écrits. L’atelier se clôt par un partage volontaire des créations. Un seul mot d’ordre : imaginer !

Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Celui d’aujourd’hui est signé Jessica Descombes. L’exercice proposé consistait en un changement de prisme. Il s’agissait de retravailler un extrait d’une œuvre canonique de la science-fiction : Dune, de Franck Herbert. Bonne lecture !

* * *

Dune

(extrait retravaillé)

À peine rencontré et déjà ils allaient faire un acte de blasphème.

— Laissez cette lame dans son fourreau, m’entendis-je clamer d’une voix forte.

Je carrais les épaules alors que tous les regards se portaient sur moi. Les lames croisées des gardes m’interdisaient encore le passage, puis la voix de leur Duc résonna dans la salle

— Qu’on laisse passer cet homme.

Les gardes me regardèrent puis baissèrent lentement les lames, je pus enfin avancer. Je marchais vers la table de leur sorte de conseil, d’un pas ferme et vigoureux comme lorsqu’on doit intimider un jeune qui veut peut-être tester sa force en se frottant au chef du clan.

Je vis Idaho, l’homme que j’avais pris sous mon aile alors qu’il errait à notre recherche dans le désert ; même à moitié mort de soif il avait combattu comme un Shai-Hulud[1] et avait neutralisé sans les blesser plusieurs de mes hommes. C’est pour lui qui j’étais là, pour lui et je l’espérais, pour le bien de mon peuple. Il est toujours dur, lorsque les rênes du pouvoir changent, de savoir si c’est en bien ou pas, si un oppresseur est remplacé par un autre. Ou si ce sera encore pire. On se méfie toujours des visiteurs des étoiles. Mais Idaho m’a montré une voie possible avec ces nouveaux dirigeants, intronisés sans notre avis par un Empereur qu’on ne verra jamais et avec comme seul objectif d’exploiter la planète pour son épice, cette poudre mélangée aux sables de notre planète qui permet aux visiteurs des étoiles de faire tellement de choses. Ce qui pour nous est sacré est devenu, pour eux, la richesse incarnée, le socle de leur prétendue civilisation.

Pourtant, au début, mes ancêtres y ont cru, à leur projet de reverdir notre planète. De la rendre moins aride, d’en faire un monde où l’eau ne serait plus un bien nécessaire à notre survie, où chaque particule hydrique ne devrait plus être récoltée, purifiée et recyclée.

— Bienvenue.

La voix du Duc était ferme, mais bienveillante ; elle me ramena dans cette salle au milieu de ses hommes ; mon regard, attiré par Idhao, s’ancra dans celui du Duc.

— Pourquoi ne devrions-nous pas sortir cette lame de son fourreau ? dit ce dernier, la curiosité transparaissant dans sa voix.

Je l’observais, guettant ses réactions ; se moquerait-il ?

— Vous observez parmi nous les coutumes d’honneur et de pureté, répondis-je. Je vous permettrai de voir la lame de l’homme auquel vous avez montré de l’amitié.

Je parcourais des yeux l’assemblée

— Mais je ne connais pas ces autres hommes. Leur permettriez-vous de souiller une lame honorable ?

Je vois des sourires moqueurs sur le visage des étrangers, des regards perplexes.

— Je suis le Duc Leto, m’autorisez-vous à voir la lame ?

Mon regard se focalisa de nouveau sur leur Duc, taille moyenne, cheveux courts, barbe soignée, corps encore humide. Il n’avait pas encore passé de temps dans le désert, son corps était toujours rempli d’eau inutile. Tenterait-il seulement un jour de comprendre la planète qu’il disait gouverner ? De comprendre réellement le désert, de s’y ensabler ?

Son regard, cependant, était sérieux et j’y décelais une soif, pas une soif d’eau mais de compréhension. Voulait-il vraiment savoir ?

— Je vous autorise à gagner le droit de la sortir de son fourreau.

Des exclamations de protestation montèrent de l’assemblée ; je pense qu’ils n’aimaient pas que je parle à leur Duc comme à un égal. Je fixais toujours le Duc, assis devant moi. Je levais une main avec autorité et ils se turent ; il me semblait bon de leur rappeler :

— Il est dit que le Duc Leto gouverne avec le soutien des gouvernés. Ainsi donc je dois vous dire ce qu’il en est : une certaine responsabilité incombe à qui voit un krys[2]. Les krys sont nôtres. Ils ne peuvent quitter Arrakis sans notre consentement.

Des hommes se levèrent, furieux.

— Mais pour qui se prend-t-il ? C’est le Duc Leto qui seul décide si…

— C’est vrai, il se croit où, ce sauvage !?

— Un moment, je vous prie.

Le Duc parla d’une voix douce, qui interrompit ses conseillers en plein vol. J’appréciais cela. Cette autorité naturelle qui n’avait pas besoin de violence pour être suivie.

— Monsieur, j’honore et respecte la dignité de tout homme qui respecte la mienne. J’ai bien sûr une dette envers vous. Et je paie toujours mes dettes. Si votre coutume veut que ce couteau reste dans son fourreau, j’ordonnerai moi-même qu’il en soit ainsi. Et s’il est quelque autre manière d’honorer l’homme qui est mort à notre service, vous n’avez qu’à la nommer.

J’appréciais ce Duc ; il était de la même trempe que le sable, sa souplesse cachait une dureté mais aussi une bienveillance. Je lui fis donc don de ce que j’avais de plus précieux. Je me penchais vers lui, au-dessus de la table et crachait.

Tous se levèrent d’un bon, prêts à m’embrocher – sauf le Duc qui continuait de me regarder impassible.

— Arrêtez ! cria Idaho.

Puis il reprit :

—Nous te remercions, Stilgar, de nous faire le présent de l’humidité de ton corps. Et nous l’acceptons avec l’esprit dans lequel il fut offert.

Et il se pencha lui aussi au-dessus de la table et cracha ; il avait passé un bon moment avec nous dans le désert, sa silhouette s’était légèrement affinée quand son corps avait compris quelles étaient les ressources d’eau essentielles à sa survie, et celles qui se révélaient superflues.

Il rajouta, à l’adresse de son Duc mais aussi des autres personnes présentes :

— Rappelez-vous à quel point l’eau est précieuse ici, Sire. C’était là un gage de respect.

Le Duc se leva, se pencha au-dessus de la table et cracha lui aussi. Oui, corps encore bien humide, son crachat aurait servi d’eau à un Fremen pour une demi-journée.

Puisque le Duc acceptait de partager son eau avec moi, je voulus pousser plus loin. Je portai la main à ma ceinture, les gardes se tendirent et je montrai que je voulais juste sortir une petite bouteille ainsi que deux petits crocs creux de Shai-Hulud, des Shai-Dur. Trop petits pour en faire des krys acceptables, ils nous servaient de récipients lors des grandes occasions.

Je posai les deux supports sur la table, y appuyai les crocs et les remplis avec la bouteille.

— Duc Leto, trinquons à cette rencontre.

Les conseillers se levèrent et voulurent appeler un « goûteur ». Le Duc se leva lui aussi, prit le Shai-Dur dans sa main, ce qui fit taire tout le monde. Idaho expliqua d’une voix où se mêlaient respect et incrédulité :

— Stilgar vous fait un grand honneur en partageant avec toi l’eau de son peuple. Cette eau vient des tout le sietch, le village des Fremen, et sont les crachats de l’ensemble des habitants, qui sont récoltés puis purifiés selon leur procédé. C’est une bouteille d’eau de secours que porte chaque Fremen et qui ne doit être utilisée qu’en dernier recours.

Un des membres de l’assemblée se leva.

— Ca suffit, cette mascarade, bientôt on devra aussi boire leur pisse pour se faire respecter de ces sauvages. Le Duc Leto est ici sur SA planète, donnée par l’empereur lui-même. Les Fremens devraient s’estimer heureux qu’on ne veuille pas les exterminer comme les Harkonnen[3] avant nous.

D’autres membres se levèrent à cette injonction ; mon regard restait fixé sur celui du Duc, qui porta le croc à ses lèvres et but. Les conseillers qui s’étaient levés restèrent sans voix. Il se mit debout ensuite, me tendit la main pour que je puisse y poser mon Shai-Dur, prit le sien et alla vers le conseiller.

— Cher Stilgar vous m’avez offert l’eau de votre peuple. Il est dommage que vous ne puissiez voir Calladan, le berceau de notre maison. C’est une planète où il y a plus d’eau que de terre. Elle vous plairait. (Sa voix était devenue distante, rêveuse.) Cependant, en échange de votre présent, je vous offre l’eau d’un de mes conseillers

Le fauteur de trouble recula de quelques pas devant son seigneur.

— Haronen, vous savez pourtant que vous n’avez pas à outrepasser mes ordres, surtout devant des invités de marque. Vous permettez donc que je vous prenne un peu de votre eau. Puisque c’est votre langue qui vous a fait défaut, veuillez me la présenter.

Le gros conseiller, se mit à genoux malgré ses tremblements, mais je vis dans ses yeux qu’il avait confiance en son suzerain et il tira la langue.

Leto brandit le croc dans une main, maintient la langue de l’autre et d’un coup la transperça. Puis recueillit le sang qui gicla en abondance grâce aux deux récipients.

Il se plaça devant moi et me le tendit.

Le sang est dans ma culture de l’eau impure, il doit passer un rite de purification, mais il n’était pas au courant de nos mœurs et coutumes et l’honneur était grand, devais-je accepter de boire cette eau corrompue ?

Jessica Descombes

Photo : © nike159

[1] Ndlr : nom que les Fremen, le peuple endémique de la planète Arrakis, donne au ver des sable, un animal gigantesque qui sillonne les déserts de sable et d’épice.

[2] Ndlr : arme utilisée par le peuple fremen.

[3] Ndlr : une des Maisons nobles de Dune, réputée pour sa cruauté et rivale de la Maison Atréide conduite par le Duc Leto. Chaque Maison se voit attribué la domination sur Dune et la concession pour exploiter l’épice (source inestimable de richesse) durant un certain nombre d’années – un tour politique qui permet à l’empereur de diviser pour mieux régner…

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