Les réverbères : arts vivants

Et si Médée vivait de nos jours ?

Au Théâtre du Loup, la Cie les Bernardes, dans une mise en scène de Tamara Fischer. Dans Médée SUPERSTAR, trois femmes viennent tour à tour témoigner de la violence exacerbée avec laquelle elles ont réagi face à une situation qui les dépassait. Trois textes forts, qui ne peuvent laisser indifférent·e.

La scène du Théâtre du Loup s’est transformée en plateau télé, façon talk-show à l’américaine. Des néons affichent en gros Médée SUPERSTAR, sur le rideau rouge de fond de scène. Au sol, un tapis rond est surmonté de quelques marches, pour laisser place aux musiciennes, avec une basse, une guitare et un synthé. Quelques éléments viennent rappeler l’Antiquité dans laquelle Médée aurait vécu : colonnes, statue, léopards (en peluche, on vous rassure…). Les trois comédiennes, Coralie Vollichard, Giulia Belet et Clémence Mermet interprètent un morceau des Carpenters, en guise d’introduction. Elles se laissent ensuite la place pour déballer chacune leur histoire, accompagnées ou non des autres comme musiciennes ou choristes. On reste pendu·e à leurs lèvres, curieux·ses de savoir ce qui est arrivé au personnage qu’elles interprètent, et comment, à la manière de Médée, elles ont usé d’une violence extrême pour s’en sortir.

Dans le train

La scène que nous narre Coralie Vollichard est d’abord banale : elle prend le train, pour un trajet de deux heures. Un homme s’assied à côté d’elle et sort un livre. De quoi passer un trajet tout tranquille. Oui mais… car il y a un mais : l’homme écarte les jambes et se caresse allègrement, alors que, par la proximité du siège de train, leur peau est en contact via leur bras. Elle n’y tient plus et part s’isoler aux toilettes. De nombreuses pensées lui viennent à l’esprit : elle se rappelle Médée, Britney et son rasage de crâne. L’événement la touche bien plus que ce à quoi les passager·ère·s du train attendent. Quant à savoir comment elle résoudra ce geste qui l’a, de ses propres mots, « détruite », on ne vous le dira pas ici…

Ce premier monologue est, avouons-le, celui qui nous a le moins convaincu des trois. Pas tant sur le fond que sur la forme. C’est évidemment un avis personnel, qui n’est sans doute pas partagé par tout le monde. Sur le fond, on ne peut que comprendre et s’insurger contre le comportement de cet homme – tristement banalisé – et le fait que personne n’ait osé réagir. On ne remettra pas non plus en question la solution qu’elle y apporte : on aurait même envie de l’applaudir ! On est en revanche plus sceptique sur la manière de raconter, façon stand-up, avec une certaine fierté, et une distance qui ne nous convainc pas totalement, tant l’événement a dû être traumatisant. Toutefois, cela s’explique par un mot : empathie. Décrit comme le super-pouvoir féminin par le personnage, elle avoue avoir réussi à s’en débarrasser totalement, afin de surmonter l’affront qui lui a été fait. Ceci explique sans doute son détachement lorsqu’elle raconte la situation, et notre regard change alors sur la situation. Paradoxalement, on entre en empathie avec cette femme qui semble ne plus totalement pouvoir ressentir la peine des autres. Quoiqu’il en soit, l’homme en question ne méritait aucune empathie, qu’on se le dise.

Un amour déçu

Dans le second monologue, Giulia Belet incarne une femme divorcée, sans enfants, qui tombe éperdument amoureuse d’un jeune étudiant en médecine, de vingt ans son cadet. Elle croit revivre, c’est l’amour fou. À grands renforts de chansons de Dalida, elle raconte cette idylle, ou ce qu’elle croit en être une. Jusqu’au jour où elle découvre que lui et ses amis se moquent d’elle, de cette amoureuse éperdue dont ils n’ont que faire. Et elle n’est pas la seule dans ce cas. C’est alors qu’elle voit rouge et commet un acte répréhensible au niveau de la loi, mais qui marquera les esprits du jeune homme pour toujours. Pour sûr, il ne l’oubliera pas. Et qui lui jettera la pierre, après une telle humiliation ?

Ce qui marque dans ce deuxième monologue, c’est l’espèce de douceur avec laquelle les choses sont racontées. La douceur de cette femme qui a retrouvé le sourire, croyant avoir trouvé un amour qu’elle pensait ne jamais revivre. Grande fan de Dalida et de chansons romantiques, elle narre son histoire avec une sorte de naïveté, dont on comprend bien vite qu’elle est feinte. L’acte qu’elle commet à la fin, avant d’être embarquée par la police, semble l’avoir soulagée. C’est donc en femme apaisée et l’esprit tranquille qu’elle se présente à nous. Pour ce monologue, on la retrouve donc assise sur les marches, avec sa longue robe et une guitare à la main, pour interpréter quelques extraits de Dalida. On est frappé·e par la violence de ce qu’elle a subi, au summum de l’humiliation. On est ensuite surpris·e par la solution qu’elle a trouvé, qu’on aurait imaginée différente. On a envie de la soutenir, tout en sachant que c’est totalement illégal. Mais surtout, on ne peut éprouver aucune pitié à l’égard de cet homme et de ses complices…

Une miss déchue

La dernière histoire, portée par Clémence Mermet, est celle d’une jeune femme, ancienne miss au succès immense, qui ne se présente désormais plus qu’à des fêtes de village, qu’elle anime. Ce soir-là, son producteur, qui l’a accompagnée des années durant, ne la rejoindra pas sur scène. Et pour cause… non, on vous ne le dira pas ici. L’important est de remonter le fil de son histoire, qu’elle raconte depuis son premier concours : l’homme l’a prise sous son aile, pour lui amener le succès. Seulement voilà, il n’y avait rien de positif là-dedans : il lui a imposé un régime drastique, des manières de faire à la limite – et même au-delà – de la maltraitance, seulement pour qu’elle soit la plus belle et gagne les concours. Et cela n’était pas vraiment un choix de sa part, mais plutôt de sa mère. Consentement, vous avez dit ?

Pour ce troisième monologue, Clément Mermet (Rose) apparaît comme si elle venait véritablement présenter la soirée : elle débute son show avec une chanson, accompagnée de ses deux choristes, n’oublie pas de remercier les sponsors, prend quelques poses… puis revient, comme un flashback, sur son histoire et ce qu’elle a vécu. On apprécie la légèreté avec laquelle elle raconte tout cela, avec cette impression qu’elle donne de ne pas véritablement juger cet homme. Simplement des faits, la croyance d’une jeune fille qu’on allait l’aider, mais qu’on a modulée et formée dans le seul but de plaire à d’autres hommes. Elle évoque les blagues grivoises, le regard porté sur elle, les envies sales de ceux qui l’abordent. Jusqu’au jour où l’occasion s’est présentée, et qu’elle a craqué…

Difficile de trouver les mots pour conclure ces trois histoires. D’autant plus en étant un homme. On ne peut qu’avoir de l’empathie pour ces femmes. Au-delà de cela, on ressent un profond dégoût, voire de la haine, envers ces hommes… a-t-on encore envie de les appeler ainsi ? Car leur comportement est tout sauf humain. On ne peut alors que comprendre la réaction de ces femmes. On a envie de s’excuser, de leur dire qu’on aurait dû, nous aussi, réagir à tout ce qu’on voit, à toutes ces agressions, même si on ne les a pas commises. Le silence rend complice, mais on ne sait que faire non plus. On a aussi envie de remercier les Bernardes, pour ces témoignages forts – bien que fictifs – pour cette réflexion. Et pour ne pas, non plus, être tombées dans un féminisme extrême qui ne ferait pas avancer la cause. Ici, c’est plutôt une réflexion, un questionnement sur les réactions de ces femmes qui nous est proposé. On sait pertinemment que ce qu’elles ont fait est mal et répréhensible. Et pourtant, on les pardonne aisément, parce que, malgré la violence de leur geste sur le moment, on se dit que ce n’est rien par rapport à ce qu’elles ont subi, sur le long terme, à répétition. Cette conclusion est peut-être maladroite, incomplète, insuffisante, mais c’est tout ce dont on est capable pour le moment. Avec cette envie de faire évoluer les choses. Not all men, dit-on, mais every woman. Toutes ont subi un jour une agression, si petite soit-elle. Et il faut que cela change.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Médée SUPERSTAR, conçu par Tamara Fischer, sur des textes de Valérie Poirier, Judith Bordas et Béatrice Bienville, du 25 au 29 septembre 2024 au Théâtre du Loup.

Mise en scène : Tamara Fischer

Avec Giulia Belet, Clémence Mermet et Coralie Vollichard

https://theatreduloup.ch/spectacle/medee-superstar/

Photos : © Charles Mouron

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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