Les réverbères : arts vivants

Vivre Tchekhov… ou le rêver

Du 18 au 29 septembre, la salle de répétition du Théâtre de Carouge résonne des mots d’Anton Tchekhov, avec Il faut vivre ! – comme une déclaration d’amour à plusieurs voix. En compagnie de la Cie Théâtre Amateur, une manière de (re)découvrir les œuvres majeurs du dramaturge russe, en mélangeant les genres, les époques et les mises en scène. Un régal !

Tout commence par une mélodie lente, entêtante, quelques notes mélancoliques et grinçantes au violon. Face à un voile translucide qui se déplie depuis le plafond, une silhouette, seule en scène – et puis, le texte. Un monologue qui happe le public, comme un envoûtement, une question qu’on nous adresse : que venons-nous chercher, dans le théâtre… ? La lumière se fait, le décor se découvre : canapé et pouf, perchés confortablement sur une plateforme surélevée en escaliers, penderies où attendent une brassée de costumes bariolés, grands caisses estampillées « manteaux d’hiver » ou « linge de maison »… assiste-t-on à un déménagement ? Presque. Plutôt à la répétition d’une troupe. La voici d’ailleurs qui entre en scène, sur fond de guitare live. On se salue… puis on commence à répéter. Une scène tirée des Trois sœurs, qui nous transporte dans le quotidien de Macha, Olga et Irina, qui ne rêvent que de quitter leur morne province pour s’en retourner à Moscou (pourquoi Moscou ? pourquoi toujours l’obsession de cet éternel retour ?). On glisse dans le rythme des phrases de Tchekhov – pour en ressortir bien vite : un bout du texte a été oublié, un téléphone sonne, les égos s’entrechoquent…

… il en sera ainsi pendant toute la pièce. Car Il faut vivre !, ce n’est pas du Tchekhov : c’est une pièce qui s’empare de Tchekhov, qui l’analyse, le met en scène, l’interroge, le critique, le documente, l’explique, le rêve – l’aime. Une pièce dans la pièce, une mise en abyme où le quotidien de la troupe qui répète devant nous, sur la scène, est aussi important que les souvenirs que Tchekhov véhicule chez les unes et les autres.

Un homme, des textes

L’originalité de Il faut vivre ! réside dans sa construction. Des extraits de La Mouette (1895-1896), Les Trois sœurs (1901) ou encore La Cerisaie (1904) en forme la charpente, accompagnés de passage issus de la correspondance du dramaturge, et de biographies qui lui sont consacrées. C’est Valérie Poirier qui en assuré le choix – mais guidée par le ressenti des comédiennes et des comédiens : car chacune, chacun interprète une scène, un texte qui l’a particulièrement touché·e. « En partant sur les traces de l’auteur et en nous immergeant dans son écriture, nous avons souhaité que chaque comédien·ne puisse trouver l’endroit où Tchekov lui parle, là où ça vibre, où ça questionne, là où ça frotte aussi[1]. » Et ça marche ! On ressent, dans d’infimes détails (un geste, la vitesse d’un phrasé, la position d’un corps, un accent particulier mis sur un certain mot, …), la tension qui habite celui ou celle qui s’empare, sur les planches, des mots de Tchekhov – comme une communion entre un·e interprète, un moment, un lieu… et un texte, bien sûr.

À cela s’ajoute un travail commun d’écriture et d’improvisation à partir des thèmes abordés par Tchekhov : l’amour, la famille, le souvenir, les destins contrariés, la colère, la lâcheté, les occasions manquées, l’enfance… Là, les mots des membres de la Troupe Amateur se mêlent à ceux du dramaturge dont iels explorent l’œuvre et la vie – comme dans cette scène (la plus belle, sans doute) où s’égrènent les souvenirs d’enfance, à travers les descriptions que chacune et chacun fait de la chambre, la maison, le jardin où son âme a grandi… Comme dans l’œuvre de Tchekhov, les points de vue s’entremêlent sans jugement, pour dessiner une création polyphonique dont les différentes pièces s’assemblent peu à peu, à la manière des carrés d’un patchwork.

De l’art de jouer avec les formes

Malgré la succession des textes, l’intrigue de Il faut vivre ! n’a rien de brouillon. Ce qui guide la mise en scène de Xavier Cavada, Nathalie Cuenet et Valérie Poirier, c’est une volonté commune de proposer des points d’éclairage différents sur l’œuvre et la vie de Tchekhov. Ainsi, d’un monologue initial qui interpelle le public, on passe à la répétition d’une scène qui s’achève en débat sur l’œuvre, on glisse à l’évocation de souvenirs personnels, on saute à pieds-joints dans un vrai-faux documentaire sur le dramaturge (en direct d’un vrai-faux musée qui lui est consacré, sous un nuage de neige qui s’envole en confettis, devant un ventilateur), on se promène dans des photos d’archives projetées sur des caisses de décors, on rencontre Olga Knipper (la femme de Tchekhov, qui était comédienne et est revenue d’entre les morts pour donner son avis sur la pièce)… bref, on voyage en compagnie de la troupe et de l’auteur qu’iels ont choisi.

Voilà qui donne un côté à la fois très organique à la pièce (tout s’y assemble parfaitement) et qui assure de toujours dérouter en jouant, tour à tour, avec l’humour, la poésie, la nostalgie… et même la musique ! Ainsi, cette scène à la limite de l’ubuesque, où l’on est plongé dans une boîte survoltée : les couples s’y font et s’y défont en échangeant des répliques empruntées à Tchekhov, tandis que les verres s’entrechoquent et que les basses augmentent, grâce à une DJ déchaînée ! Qui a dit que le théâtre russe était dramatique ?!

En sortant de la salle, l’énergie des mots et des corps court encore à travers le public. Pas de doute, nous voici prêt·e·s à faire nôtre la devise des Trois sœurs : « il faut vivre ! ». Voici ce que le théâtre nous dit.

Alors, vivons !

Magali Bossi

Infos pratiques :

Il faut vivre !, d’après Anthon Tchekhov, au Théâtre de Carouge, du 18 au 29 septembre 2024.

Mise en scène : Xavier Cavada, Nathalie Cuenet, Valérie Poirier

Avec Matei Agarici, Pierre Cloux, Emmanuel Etchart, Agnès Gelbert Miermon, Mileine Homsy, Suzanne Hufschmid, Sarah Muri, Nicole Neuenschwander, Dejan Nikolic, Francesca Pellacani, Béatrice Schrenzel, Josiane Simond, Catherine Tinivella Aeschimann, Nathalie van Berchem, Evelyne Varetz, Gina Voirol, Natacha Wust, Sabine Zaugg

https://theatredecarouge.ch/spectacle/il-faut-vivre/

Photo : © Théâtre Amateur

[1] Extrait de la feuille de salle distribué au début de la pièce.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *