Femme, vie, liberté
[1] Un éblouissement théâtral. À travers le refus de la perte identitaire. Sur trois générations. 4211 KM, le spectacle-événement de l’auteure, metteure en scène et actrice franco-iranienne Aïla Navidi, de passage à l’Espace Vélodrome de Plan-les-Ouates, est une réussite sur tous les plans. Servi par une troupe impeccable, le témoignage joué touche au cœur car, entre nostalgie et joie, il sublime la résilience inouïe de chaque opprimé-e à travers le monde.
Téhéran 2022. Mahsa Amini[2], 22 ans, est violemment arrêtée par la police des mœurs pour « port de vêtements appropriés ». Elle décède trois jours plus tard en prison. Sa mort provoque des manifestations monstres dans tout le pays. Des centaines de personnes sont tuées et des milliers emprisonnées.
Paris, 2015. Yalda met au monde une petite fille. Le père de l’enfant, français, lui donne son patronyme. La mère hurle l’oubli des origines. Elle veut que son bébé porte aussi le nom de sa famille iranienne : Farhadi. Pour se souvenir de toutes celles et ceux qui ont payé de leur vie leur combat pour la liberté.
Paris, 1983. Mina, jeune femme iranienne, met au monde une petite fille. Avec le père de l’enfant, Fereydoun Farhadi, réfugié politique comme elle, ils décident de la nommer Yalda : naissance en farsi.
Téhéran, 1979. Mina et Fereydoun Farhadi, jeunes mariés, fuient les exactions de la nouvelle dictature islamique qui succède à la chute du Chah. Ils prennent la route et arrivent, 4211 kilomètres plus loin, à Paris.
Genève, 2025. Sur scène, trois générations de femmes, Mina, Yalda et sa fille, pour raconter le sacrifice de tant d’Iraniennes et d’Iraniens au nom de la liberté. Pour ne pas oublier qu’aujourd’hui encore la répression fait rage. Combien faudra-t-il de Mahsa Amini ?

Bien sûr, l’auteure, metteure en scène et actrice Aïla Navidi raconte ici l’histoire de sa famille. Mais il s’agit bel et bien d’un drame universel, pour citer Aimé Césaire[3]. Celui de toutes celles et ceux qui doivent fuir leur terre natale car des prédateurs au pouvoir l’irriguent du sang des opposant-es. Un drame planétaire qui prouve, si besoin était, la fragilité de nos sociétés construites sur un idéal de liberté. Et si ce qui est arrivé en Iran se passait chez nous ? Rappelons-nous que Khomeiny a été élu démocratiquement avant de supprimer toutes les libertés… Cela ne vous fait penser à rien ? … Oui, que ferions-nous ?
Alors, deux heures durant, devant un public de plus en plus bouleversé, Aïla-Yalda raconte ce que ses parents ont fait. Fereydoun, son père journaliste, torturé entre les griffes des sbires de l’Ayatollah. Sa mère, Mina, prête à tout pour vivre leur amour. Même à quitter sa famille. Elle raconte, Yalda. Les camarades assassinés. Le déracinement. Le voyage inimaginable. Les souffrances sur la route. L’arrivée en France. La difficile intégration. Le premier petit studio. La solidarité entre réfugiés. Et le rêve de l’impossible retour.
Et elle. Yalda. Yalda Farhadi. Elle, qui n’a jamais connu l’Iran mais qui pourtant a l’impression d’y avoir toujours vécu. Grâce à ses parents qui lui transmettent la culture persane à travers leurs valeurs mais aussi des bons petits plats relevés, des discussions politiques à n’en plus finir, de la musique iranienne joyeuse et des fêtes chaleureuses chaque fois qu’on peut accueillir dans la diaspora un nouveau venu du pays. Tant d’exilé-es qui ont connu l’horreur et qui pourtant gardent espoir. Une leçon.

Plus facilement que ses parents, Yalda réussira son intégration. Elle rêvait d’être journaliste. Elle sera surdiplômée commerciale. Ne pas faire peur à la famille… Elle vivra aussi dans sa chair des bribes d’humiliation. Pour se naturaliser française, ne lui propose-t-on pas de changer de prénom ? Là non plus, cela ne vous rappelle rien… ? De Yalda à Yolande (…), il n’y a certes qu’un pas mais c’est celui qui écrase la démocratie…
Comme des millions de personnes, Yalda porte ainsi en elle une double histoire. Profondément d’ici et historiquement de là-bas. Alors quand elle devient mère à son tour, on comprend que la question de l’héritage sera cruciale. Que transmettre à sa fille du combat de ses grands-parents ? Cette réflexion sur le respect et la dignité de nos identités est, vous l’avez compris, au cœur de cette mise en abime théâtrale époustouflante.
Au plateau, six comédiennes et comédiens extraordinaires servent donc l’intimité du texte d’Aïla Navidi. Iels sont aidés pour cela par une scénographie tout aussi admirable : un immense tapis (persan ?) au sol qui va se dresser pour faire office de tulle permettant de démultiplier les espaces à travers les différentes chronologies du spectacle. À noter aussi la très forte idée des feuilles mortes qui jonchent le parterre et symbolisent la quête d’un impossible retour. Au surplus, une table basse, quelques chaises, bref très peu de décor pour une dramaturgie en perpétuel mouvement sublimée par des lumières incandescentes. On n’est pas loin des mises en scène de Wajdi Mouawad lorsqu’il dresse ses grandes fresques oniriques.

Une petite réserve pourrait se nicher dans le fait que le spectacle se piège lui-même en montrant quelque peu ce qu’il dénonce. À savoir un monde binaire qui ne prendrait pas en compte la complexité de ce que chaque humain porte en lui. Yalda le dit d’ailleurs : Je suis plusieurs et je ne veux pas changer. Or, sa construction narrative « politiquement correcte » peut sembler un peu manichéenne, justement, avec les « gentils » réfugiés iraniens d’un côté et les « méchants » islamistes de l’autre. On le pressent, la réalité est bien plus bigarrée. Il y a dans cette lecture une affection de la France envers celles et ceux qui fuient les dérives interprétatives du Coran. Pourrions-nous transposer un propos similaire avec l’histoire de réfugiés palestiniens combattant le génocide[4] commis par l’armée de Netanyahou ? Pas sûr…
Cette réserve faite, il demeure que, jusqu’au coup de théâtre final, ce spectacle à l’importance capitale nous chamboule entre poésie, combat, rêve, cultures, résilience et révolte. Et l’ovation du public, debout à l’issue de chaque représentation depuis 2023, est, en plus d’un émouvant hommages aux victimes, un beau pied de nez partisan[5] que nos démocraties peuvent faire à toutes les velléités de régimes autocratiques ici et là. Ciao les fachos et zandeh bad azadi !
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
4211 KM, d’Aïla Navidi, le 5 décembre 2025 à l’Espace Vélodrome de Plan-les-Ouates.
Mise en scène : Aïla Navidi
Avec Aïla Navidi et Deniz Türkmen en alternance, June Assal et Lola Blanchard (en alternance), Sylvain Begert, Florian Chauvet, Olivia Pavlou-Graham, Damien Sobieraff.
en tournée avec les lieux et les dates ici
Bande-annonce du spectacle : https://www.youtube.com/watch?v=VSqqdQ1NOgY&t=1s
Photos © Béatrice Livet

[1] Le titre de l’article vient d’ici : https://www.amnesty.ch/fr/sur-amnesty/publications/magazine-amnesty/2022-4/femme-vie-liberte
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mort_de_Mahsa_Amini
[3] Lire ou relire à ce propos Cahier d’un retour au pays natal
[4] https://www.linkedin.com/pulse/gaza-le-génocide-et-durkheim-philippe-longchamp-v343e/
