Fouler sa Terre intérieure
The Land Within, le premier long-métrage du réalisateur suisse et kosovar Fisnik Maxville, nous plonge dans les souvenirs des guerres des Balkans, à travers l’histoire familiale complexe de Remo, de retour dans son village d’origine, après s’être réfugié en Suisse.
Le film s’ouvre sur l’image d’une montagne, et les explications suivantes :
« En Europe, les guerres des Balkans ont duré 10 ans. Les tensions ethniques ont mené à un bain de sang, faisant plus de 4 millions de réfugiés et plus de 100’000 morts. En 2008, des centaines de milliers de personnes sont encore en exil, tandis que plus de 10’000 personnes sont encore portées disparues. »
Après cette parenthèses de contextualisation, nous retrouvons Remo (Florist Bajgora) dans les bureaux de l’administration suisse. Celle-ci l’enjoint à rentrer dans son pays, la guerre étant terminée depuis longtemps. Un clin d’œil au paradoxe de l’hospitalité helvète à l’égard des réfugiés, un point sur lequel ni le film, ni moi-même, ne nous étendrons. Remo rentre ensuite dans son village d’origine pour aider Uma (Luàna Bajrami), sa cousine adoptive, à reconnaître les corps exhumés d’une fosse commune, parmi lesquels se trouvent vraisemblablement de nombreux membres de leur famille. Mais à mesure que les corps sont déterrés, les secrets qui étaient enfouis avec eux remettent en question le passé de Remo et Uma, mais aussi leur avenir…

Retrouver une autre réalité
Le retour de Remo au pays est marqué par un fort contraste avec sa vie en Suisse, à tous les niveaux. On pense d’abord aux problèmes d’électricité, lorsqu’Uma est obligée d’utiliser un générateur pour faire fonctionner ce qui doit absolument fonctionner. Les coupures sont régulières et peuvent durer longtemps, selon les conditions météorologiques. Nous voilà bien loin du confort helvétique. En témoigne également la difficulté d’accès aux soins pour Skender, le père malade d’Uma. Alors que celui-ci est considéré comme un héros de guerre pour tout le village, il végète dans son lit, soutenu par des bombonnes d’oxygène. Mais la présence des loups dans la région empêche tout accès aux hôpitaux. On soulignera encore les tensions entre les clans, qui ne se sont pas vraiment apaisées avec la fin de la guerre. Et alors que Remo était parvenu à fuir durant celle-ci, il s’aperçoit que les choses n’ont pas autant changé qu’il ne le pensait. La considération des étrangers pour son pays n’est pas non plus au beau fixe : l’exhumation des corps est dirigée par un homme qui ne parle pas la même langue que les habitants, les contraignant à employer l’anglais, que nombre d’entre eux ne connaissent pas forcément. Sa froideur et son côté procédurier et direct ne font que renforcer ce sentiment de malaise et cette impression de manque d’humanité de sa part, alors que les gens auxquels il fait face vivent une épreuve bien compliquée.

Les retrouvailles entre Remo et Uma en disent également long sur la condition féminine subie par Uma. Sans trop en dire – elle intériorise énormément de choses – elle fait comprendre à Remo qu’elle a été marquée par le passé, à un point qu’il ne peut imaginer. Alors qu’elle a tout porté à bouts de bras, s’occupant notamment de son père malade, elle est aujourd’hui obligée de demander à son cousin de revenir, par la nécessité d’avoir un homme à la maison. Les remarques sexistes des anciens amis de Remo et le dégoût qu’elle éprouve envers eux ne sont que d’autres illustrations de la considération que l’on a pour elle. Et la situation ne va pas s’arranger alors que les hommes du villages partent à la chasse aux loups.
Un film onirique et métaphorique
L’histoire présentée pourrait paraître banale, avec un retour au pays presque héroïque, ou libérateur. Mais la réalité de The Land Within est bien plus complexe. À mesure que les secrets ressortent de la fosse commune, on assiste à des flashbacks autour du passé de Skender. On comprend alors comment la situation de l’époque, alors que la région était en guerre, a conduit à celle d’aujourd’hui. La relation de Remo à sa terre intérieure, qui donne son titre au film, se construit ainsi petit à petit. Le sentiment fort qu’il éprouve à l’égard de ses origines, et tous les questionnements qui s’ensuivent, est d’abord incompris par le protagoniste. Grâce aux flashbacks et aux secrets déterrés, dans une construction abordée de manière extrêmement fine par Fisnik Maxville, Remo assemble progressivement les pièces du puzzle de ce passé flou.

De fait, The Land Within présente une grande dimension onirique et métaphorique. La présence des loups dans la région rappelle la menace de la guerre. La symbolique ambiguë de cet animal ne fait que renforcer les questionnements de Remo et les nôtres, en tant que spectateur·ice·s. Dans nos régions, le loup est historiquement synonyme de prédateur, chasseur sanguinaire et sans pitié, à l’image de ceux qui ont décimé le village durant la guerre. À l’inverse, selon les mythologies, le loup peut aussi être symbole de victoire guerrière, de connaissance et de clairvoyance. Et on n’évoque ici que les cultures européennes. Tout cette tension métaphorique autour de cet animal omniprésent dans The Land Within est à l’image de celle qui tiraille Remo et Uma, avec leur histoire passée. Le passé de Remo, notamment concernant ses parents, demeure très flou. Tout s’éclairera finalement dans la dernière partie du film, mais sera-ce pour le mieux ?
Afin de soutenir cette dimension, il nous faut évoquer le travail du son. The Land Within est émaillé de nombreux silences, entrecoupant les dialogues de moments de réflexion, à l’image de tous les non-dits qui demeurent entre les protagonistes. La musique, magnifique, composée par Nicolas Rabaeus, apporte sa pierre à l’édifice, accentuant le mystère autour de certains moments, ou appuyant les moments de tension, pour laisser place également au silence nécessaire de certains instants. Car The Land Within est aussi un film sur les secrets que seuls les anciens – pour ceux qui sont encore vivants – connaissent. Celle qui est considéré comme la folle du village ne l’est ainsi peut-être pas tant que cela…

The Land Within témoigne finalement d’une complexité historique, politique et sociale particulièrement complexe, sous l’apparence d’une histoire a priori assez simple. C’est ce qui fait toute la beauté de ce film, marquée par la finesse de la réalisation : être capable d’en dire énormément avec une impressionnante économie de mots. Fisnik Maxville et sa talentueuse équipe de jeunes acteurs et actrices nous plongent ainsi au cœur de tout ce qui est ancré en nous, parfois malgré nous, mais avec lequel nous pouvons entretenir un attachement indéfectible. Au risque, parfois, d’entretenir la racine du conflit.
Fabien Imhof
Référence :
The Land Within (La terre intérieure), réalisé par Fisnik Maxville, Suisse – Kosovo, sortie le 1er mai 2024.
Avec Florist Bajgora, Luàna Bajrami, Luan Jaha, Çun Lajçi, Arta Muçaj, Don Shala, May-Linda Kosumovic, Era Balaj…
Photos : ©Alva Films
