Les réverbères : arts vivants

La parole dans tous ses états

« La parole est d’argent, le silence est d’or », dit l’adage. Pourtant, la parole a un grand pouvoir. C’est cette thématique qui est explorée par la Bande J dans son spectacle annuel, intitulé cette fois-ci Le risque de la parole.

Sur la scène de La Parfumerie, onze jeunes de 15 à 25 ans explorent la paroles sous toutes ses facettes, dans un projet créé en collaboration entre elles et eux, Matthieu Wenger et Evelyne Castellino, qui dirige cette Troupe Acrylique Junior. La première partie du spectacle s’apparente à une émission de télévision, avec ses deux présentatrices, qui visent à illustrer les différents aspects de la parole : parole incarnée, pour convaincre, décrire ou émouvoir. Le texte s’inspire de différentes sources : on retrouve ainsi la tirade des nez de Cyrano de Bergerac ou le monologue d’Harpagon dans L’Avare, mais aussi des extraits de poésie, de discours politique, tout comme des éléments du quotidien. Une scène met ainsi en avant les nombreux messages écrits, vocaux, ou laissés sur le répondeur de nos smartphones. Avant que de basculer dans la seconde partie, qui consiste en un procès imaginé du harcèlement personnifié. De quoi illustrer tout le pouvoir de la parole.

De états de la parole…

Dans cette création originale, chacun·e apporte sa pierre à l’édifice, avec sa personnalité et son propre rapport à la parole. C’est ainsi que sont explorées les différentes utilités et emplois de cette dernière. Le risque de la parole aurait ainsi pu s’apparenter à un patchwork, mais la troupe parvient à créer le liant grâce à cette émission de télévision imaginaire, qui sert de fil conducteur au spectacle. La télévision est le lieu par excellence où l’on parle, interroge, échange. N’est-ce pas là le rôle premier de la parole, que de communiquer et d’interagir entre les êtres, même si la parole peut parfois se retrouver bien solitaire ?

La parole, telle qu’envisagée ici, s’apparente toujours à l’extériorisation de quelque chose qu’on a en soi. Qu’elle soit bienveillante, maladroite, voire parfois malintentionnée, elle n’est jamais, contrairement à ce que l’on dit souvent, prononcée en l’air. Voici donc le premier niveau de réflexion apportée par ce spectacle : la parole est parfois anodine, prononcée au quotidien, mais tellement incontournable. Nombreux sont les adages affirmant que l’humain est supérieur à l’animal grâce à la parole. Si ceci est discutable, c’est incontestablement ce qui l’en différencie. La parole permet ainsi d’exprimer ses émotions. Elle peut être si belle, si forte, mais aussi parfois destructrice. Les passages chorégraphiés, qu’ils prennent place entre les scènes ou accompagnant un slam ou autre discours, l’illustrent également, racontant au-delà des mots.

…au pouvoir de celle-ci

La parole est porteuse de potentialités infinies : elle peut être réparatrice, soutenante, bienveillance, aidant les personnes en difficulté ou en souffrance. Et l’on a souvent tendance à négliger l’importance des mots. Ceux-ci peuvent soulever, accroître les émotions. Quoi de plus beau, d’ailleurs, qu’une déclaration d’amour ? Ceci, c’est pour la partie qu’on qualifiera de légère dans ce spectacle, car positive et pleine d’humour. Cet humour que l’on retrouve également, par effet de répétition, dans cette scène où les comédien·ne·s sont éclairé·e·s tour à tour par leur smartphone. On suit ainsi en alternance la conversation de chacun·e, à travers les messages laissés sur le répondeur : celui qui a enregistré un message feignant de répondre pour prendre ses amis au piège, cette jeune fille qui cherche désespérément à inviter du monde à son anniversaire, celle qui n’en peut plus de sa relation mais n’arrive pas à communiquer avec son conjoint, celui qui ne se remet pas de la folle nuit d’amour de la veille…

Mais la parole peut aussi détruire et porter en elle une violence inouïe. La Bande J s’empare ainsi de la thématique, délicate et très actuelle, du harcèlement. Celui-ci est personnifié par trois comédien·ne·s, dont les propos sont à la limite de l’insoutenable. Ils sont d’ailleurs appuyés par un avocat, qu’on pourrait qualifier de celui du diable, tant son discours est fallacieux et basé sur des tournures de phrase qui ne cherchent qu’à embobiner la partie adverse, sans véritable fond pour défendre ces accusés, par définition indéfendables. Le plaidoyer de la défense nous paraît ainsi plus fort, car basé sur des faits et cherchant à susciter l’émotion du jury. Mais le climax de ce procès est sans doute la succession de témoignages des victimes dans lequel, tour à tour, elles donnent leur prénom, racontent brièvement ce qui leur est arrivé, avant d’affirmer « Je veux que ça s’arrête ». La répétition de ces mots nous glace le sang, à mesure que les brimades, intimidations et violences verbales sont énoncées. C’est le retour de la parole incarnée, qui vise à devenir une parole extériorisée, avec toute la dimension de rédemption qui doit en découler.

Dans Le risque de la parole, la Bande J explore ainsi toute la complexité de la parole. En à peine une heure, elle réussit le tour de force de proposer un tour quasi-exhaustif de ses dimensions. Porté par une jeune troupe brillante, le texte puissant s’avère brillamment construit, entre collages de textes et écriture inédite. Le spectacle est bien rythmé, et les chorégraphies viennent à merveille compléter les mots, pour raconter ce qui n’est pas dit.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Le risque de la parole, un texte imaginé par Matthieu Wenger, Evelyne Castellino et les interprètes, inspiré du livre de G. Carrutti Il faut voir comme on se parle, du 19 au 28 avril 2024 à La Parfumerie.

Conception, mise en scène et chorégraphies : Matthieu Wenger et Evelyne Castellino

Avec Liana Arintsoa, Vivian Delapierre, Mirko Hayoz, Elodie Hefti, Antoine Peduzzi, Charlotte Piguet, Maël Ribi, Katia Tirz, Alice Thevenoz, Mila Zamperini et Nour Zanni

https://cie-acrylique.ch/evenements/bande-j-le-risque-de-la-parole/

Photos : ©Aline Zandona

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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