Les réverbères : arts vivants

Quichotte, ou l’art de la métalepse

Télescoper imaginaire et réalité, déplacer un classique là où on ne l’attend pas, susciter la réflexion par l’absurde – mais surtout la poésie : autant de chemins que Quichotte, chevalerie moderne a emprunté du 18 au 28 avril au Théâtre Saint-Gervais. Une quête que la Cie Les Fondateurs, portée par Zoé Cadotsch et Julien Basler, rend aussi ébouriffante que délectable.

Où la critique (c’est-à-dire, moi) introduit l’histoire et nous apprend que tout commence…

… dans la pénombre. Celle de la grande salle du Théâtre Saint-Gervais, au deuxième sous-sol. En face du public, le plateau – pour l’heure garni sobrement de sacs plastique (remplis d’un matériel aussi mystérieux qu’hétéroclite), d’un panneau vertical gris percé d’un rectangle, d’un baby-foot et d’une ribambelle de cartons jetés au sol. Au-dessus de ces pancartes qui fleurent bon le « fait maison », s’affaire un homme – ou plutôt, un grand échalas longiligne (François Herpeux). À quatre pattes au-dessus des cartons, il trace frénétiquement des petites croix, un marqueur noir à la main. De ses griffonnages affairés émergent peu à peu les contours…

… d’une lettre. Et cela tombe bien, puisque de lettres, il en sera question – et même de littérature ! Tandis que Herpeux s’agite, un deuxième personnage fait son entrée : c’est le Narrateur (David Gobet). Impeccable en costume de velours côtelé, gros volume relié cuir sous le bras, il s’installe au micro derrière le rectangle percé du panneau gris, comme s’il était à une fenêtre ou dans un écran de télévision. Raclement de gorge, ajustement comique de lunettes.

Il commence à lire.

Où le hidalgo de Cervantes, monté sur son fier destrier, suit un sentier parallèle…

… à celui du militantisme contemporain. Les premiers mots du Narrateur sont ceux qui ouvrent Don Quichotte : « Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom… ». Nous y sommes. Flanqué du fidèle Sancho et de la Dulcinée de ses pensées, Don Quichotte apparaît, métaphoriquement convoqué par le pouvoir performatif de la lecture. Mais le Narrateur s’interrompt bien vite…

… dans sa lecture. Car si David Gobet apparaît extrêmement compétent pour donner vie à l’histoire qu’il raconte, il se montre aussi amateur d’observations et de digressions critiques qui commentent le récit de Cervantes : en un mot, il fait du métadiscours, aussi aisément que M. Jourdain faisait de la prose. En l’écoutant, si à l’aise avec son micro, on croirait entendre un professeur d’université devant son auditoire, un chroniqueur culturel dans une émission de radio ou l’animateur d’un débat littéraire télévisuel. Cette impression se renforce quand l’échalas occupé à tracer des lettres se trouve soudain rejoint par une compagne énergique : Anne Delahaye, splendide d’humour et de surenchère au moment où elle va relater ses improbables expériences théâtrales…

… dans un train en perdition. L’intrigue se met en place. Nous sommes au QG d’une association militante habituée d’actions aussi musclées qu’inutiles. Le décor, progressivement amené par les personnages, accrédite cette piste : grand établi, étagères pour stocker des pots de peinture, rangement à outils – un véritable atelier apparaît ! Mais que revendiquent les membres de ce drôle de collectif ? Difficile à dire, même si leur motivation ne fait aucun doute. Ce qui est sûr, c’est qu’iels portent des noms d’emprunt, sont adeptes du système-D (mais pas du sens de l’organisation), manifestent le dimanche et se battent contre des moulins à vent.

Comme Don Quichotte, en somme.

Où nos protagonistes se battent et transportent une métalespe…

… dans une valise. Ces deux mondes, celui du Narrateur et celui des militant·e·s, coexisteraient-ils sans se voir ? C’est ce qu’on pourrait croire, tant leurs vécus respectifs se déroulent en parallèle, comme les fils de deux bobines distinctes. En témoigne, par exemple, le morceau d’anthologie relatant le combat de Quichotte contre les moulins à vent qu’il prend pour des géants. Tandis que les militant·e·s s’équipent pour rejoindre leur manif, le Narrateur relate la rencontre homérique de l’hidalgo avec ses ennemis. La lumière baisse crescendo, jusqu’à ne plus éclairer que l’espace dévolu au Narrateur – tandis que les deux autres partent manifester avec leurs pancartes. Habité par les mots de Cervantes, David Gobet gonfle sa voix, donne de l’amplitude à ses gestes…

… au moment même où la musique, jusque-là hispanisante, se transforme en symphonie épique. Il faut ici signaler le travail de création sonore de Laurent Nicolas, qui entremêle à un rythme étourdissant des thèmes empruntés aux plus grands blockbusters américains. Le combat s’achève, tonitruant, toutes lumières éteintes – à l’exception de celle qui s’échappe du baby-foot, comme de la gueule d’un gigantesque dragon. Climax de la pièce, ce double combat fait basculer Quichotte, chevalerie moderne de l’autre côté du miroir – ou plutôt, brise les miroirs pour en entremêler les reflets. Quelle surprise lorsque, après ces affrontements soldés par des défaites, le Narrateur quitte son espace pour rejoindre les militant·e·s dans leur atelier ! Réalité et fiction se mêlent au moment du récit d’un épisode fameux du roman : la découverte d’une valise…

… scène que le Narrateur prétend avoir lui-même vécue quelques années auparavant ! On nage désormais en pleine métalepse narrative, ce procédé littéraire qui brouille les seuils séparant les niveaux de fiction. Dans une escalade de l’absurde qui n’aurait pas déplu à Beckett ou Ionesco, il n’en faut pas plus pour que les esprits s’échauffent, avec toute la verve de la revendication contemporaine, qui aime tant s’indigner sur les réseaux sociaux. Pour les militant·e·s, c’est sûr : Cervantes a plagié littérairement l’expérience vécue par le Narrateur des années plus tard ! Il faut téléphoner à l’auteur et demander réparation pécuniaire ! Seul problème : Cervantes est mort depuis quatre siècles.

Mais bon, on peut toujours lui laisser un message sur répondeur.

Où agir sur le réel revient, finalement, à (ré)inventer…

… la fiction. On l’aura compris, le Quichotte de la Cie Les Fondateurs n’a rien d’une simple adaptation d’un roman-star de la littérature mondiale. C’est avant tout une réflexion sur le quichottisme – autrement dit, sur les actions désintéressées et idéalistes de celles et ceux qui défendent une cause qu’iels estiment légitime. Difficile, dès lors, de ne pas penser aux actions de collectifs comme Extinction Rebellion (pour n’en citer qu’un) pour qui les lobbys de la pétrochimie (pour ne citer qu’eux) deviennent un nouveau moulin à vent. Est-ce à dire que le militantisme d’aujourd’hui est aussi vain que l’entreprise du plus fameux hidalgo de la Mancha ? De loin pas…

…, car ce que le Narrateur transmet à son nouveau collectif de lutte (après avoir adhéré à leur cause, quelle qu’elle soit), c’est que la fiction possède une capacité intrinsèque plus puissante que n’importe quelle action politique : celle de transformer le réel en le façonnant grâce à la poésie. Preuves en sont les nouveaux noms de code dont il baptise ses compagnons et lui-même : Miguel le Lémanique, Olympe des Falaises et Goliath le Magnifique. Après tout, le réel préexiste-t-il vraiment à la fiction ? N’est-ce pas plutôt la fiction qui le fait advenir dans nos esprits, lui donne sens, le modèle, le transforme ? N’appréhendons-nous pas, toutes et tous, le monde à travers nos perceptions – qui sont autant de fictions sensorielles qui varient selon les individus, et même au sein de chaque individu à des moments donnés ? Preuve en est la scène finale de Quichotte, chevalerie moderne, où la lutte militante se (ré)invente grâce aux mots d’une épopée construite à trois, comme un nouveau départ afin de gagner la lutte autrement, avec…

… poésie.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Quichotte, chevalerie moderne, de la Cie Les Fondateurs (librement inspiré de L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantès), du 18 au 28 avril au Théâtre Saint-Gervais.

Conception : Zoé Cadotsch, Julien Basler

Mise en scène : Julien Basler

Avec Anne Delahaye, David Gobet, François Herpeux

https://saintgervais.ch/spectacle/quichotte-traite-de-chevalerie-moderne/

Photos : © Magali Dougados

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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