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Jacqueline : deux qui la tiennent, trois qui …

Jacqueline, c’est la dernière création de Guillaume Poix à qui l’on doit le dérangeant et si singulier Le Père Noël est une benne à ordureavec déjà La Balestra dans le rôle-titre de la siphonnée de service. Nous la retrouvons, déployant tout son génie, sur la scène institutionnelle des Eaux-Vives, dans une comédie féroce jouant des codes du boulevard et virant au cauchemar grotesque.  

Vient-on voir une hagiographie comique de l’icône Jacqueline Maillan ou le phénomène Rébecca Balestra qui pourrait faire de la lecture de l’annuaire une performance artistique ? À quoi s’attendre lorsque la feuille de salle annonce un suicide alors que la comédienne principale fait partie de l’histoire du boulevard ? De quoi rit-on quand quelqu’un est en train de mourir sur scène ? Est-ce que ce spectacle existe pour revitaliser le genre ou pour en proposer une autopsie ?  

Notons tout de suite la scénographie classique mais très efficace avec un canapé central et une petite scène surélevée au lointain à jardin qui permet de dédoubler les niveaux de lecture et de jeu de ce qu’il se passe sur le plateau. Cet espace théâtral sera parfaitement habité par le trio principal composé, en sus de Rébecca B., star locale et parisienne, des excellents faire-valoir que sont Jeanne De Mont, Jérôme Denis et Simon Guélat. 

Très vite, on sent donc une petite tension entre le style annoncé et l’expérience réelle de la pièce. Dès l’exposition, la solitude de l’actrice sur le déclin est évidente. On rit un peu jaune de ce téléphone qui ne sonne plus et beaucoup du débit en mitraillette de ce personnage égocentré, autoritariste et un brin mythomane, campé par celle qui pourrait postuler à la succession de Marie-Thérèse Porchet, née Bertholet. On pressent la fausse comédie et le rire comme masque du tragique.  

Dans une proximité au public qui a marqué sa vie, bien qu’a priori dans son appartement, Jacqueline Maillan apostrophe d’emblée la salle et nous prend à témoin de ses turpitudes existentielles. Puisque personne ne veut plus l’engager alors elle créera son propre spectacle. Car pour elle, sans le théâtre, la vie n’est pas la vie. Alors, jusqu’au baisser de rideau final, elle décidera de se mettre en scène. Quitte à offrir sa mort en direct. Le plus important n’est-il pas de bien réussir sa sortie, comme disait Sacha Guitry. À moins que ce ne soit Marcel Pagnol. Ou Jean-Louis Barrault. Ou Pierre Dac. Ou Jacqueline ?  

L’idée du talentueux Guillaume Poix est donc de partir d’une vraie histoire pour développer une fiction. Ainsi, incapable d’accepter sa mise en retrait, piégée par son ego, sa Jacqueline confond sa vie avec les rôles qu’elle a interprété. Paniquée par ce retrait contraint du devant de la scène, elle va alors jouer sa mort comme un dernier succès. Elle sera pour cela bien aidée par deux compères qui sont censés être ses amis – Micheline Dax et Jacques Jouanneau –- mais qu’elle a tellement humiliés qu’ils entretiennent avec elle une relation d’amour-haine qui leur permet d’envisager la mort barbiturée de leur monstre sacré comme une délivrance agréable. Deux qui la tiennent… 

Le trio scénique relève alors le pitoyable de la condition humaine. D’un côté la violence symbolique du vieillissement et de l’oubli public, de l’autre la trahison des proches qui tireront même quelque profit du malheur. Et pour éviter le pathos ambiant, l’auteur met sa patte en cherchant à tirer le texte vers un absurde grand-guignolesque, miroir à peine déformant de nos petitesses. Mais là où son Père Noël assumait une ligne sur-exagérée claire et continue, la pièce de Jacqueline se cherche entre forme et fond, entre vérité et fiction, entre vaudeville et drame, entre outrance et poésie, entre références historiques et superficialité de la déconnade en cours. Bref, trop d’infos tuent l’info et cela génère un trouble sur la texture identitaire du spectacle.  

La lisibilité de l’ensemble se complique encore un peu plus avec l’arrivée d’un quatrième larron, le grand auteur dramatique Bernard-Marie Koltès himself. Nous sommes en 1987. Jacqueline a 64 ans, Bernard-Marie 39. Rongé par le sida, il ne lui reste plus que deux ans à vivre. Et pour de vrai, contre toute attente, le chantre du théâtre d’art offre un rôle-titre à l’impératrice du boulevard : Mathilde dans Le Retour au Désert. Ce choix avait à l’époque marqué les esprits car Maillan entra ainsi de plain-pied dans le théâtre public et gagna ses lettres de noblesse. Dans le spectacle de Poix, cet épisode résonne comme une réhabilitation crépusculaire d’un passage enfin ouvert entre théâtre populaire et théâtre d’art. Le geste est sublime, mais il est aussi cruel : la reconnaissance arrive trop tard, et ne peut plus sauver qu’un mythe. 

Et dans une étrange mise en abime, ce fantasme de légitimation ne concerne pas seulement Jacqueline Maillan. Il rejaillit aussi sur Rébecca Balestra, interprète contemporaine dont la présence déborde le cadre même de la fiction tant elle semble parfois rejouer la même lutte que son illustre aïeule : occuper tout l’espace, imposer une présence, forcer l’admiration par l’excès et la vitesse au risque de la saturation. À ce titre, la pièce ne se contente pas de raconter la fin d’une actrice ; il reproduit scéniquement le mécanisme qu’il interroge, au risque de s’y engloutir. Maillan, Koltès et Balestra posent ainsi chacun-e à leur manière la question de savoir jusqu’où le jeu, l’écriture et le spectacle sont des prismes inversés de nos vies pour masquer l’inexorable entropie. 

Tant de sujets sont ainsi évoqués : la tension entre théâtre privé et public, celle entre divertissement et art, entre l’actrice populaire et l’auteur intellectuel, entre le féminisme d’une pionnière et l’hystérie d’une actrice… On passe vite de l’un à l’autre sans trop savoir où l’on va. À l’instar du lénifiant texte final, à contre-courant de l’ensemble du propos puisque dramatisé à l’extrême et abscons si l’on n’a pas la référence de Koltès1. On peut alors se demander si la pièce est un hommage, un propos à charge, une instrumentalisation ou une trahison du mythe Maillan. Ou tout à la fois ? Vous l’aurez compris, le questionnement est fécond mais il y a le risque qu’il nous sorte à intervalles réguliers du spectacle. Qui trop embrasse… 

On en ressort ainsi avec des humeurs contrastées : admiration devant le travail des acteur/trices et pour l’efficacité de la scénographie ainsi que la performance de Rébecca Balestra mais embarras digestif devant la boulimie des niveaux de lecture et de style. Une chose est toutefois limpide : l’excès mis en jeu au plateau interroge la pulsion de vie contemporaine, le « vouloir exister à tout prix » comme piège narcissique. L’agonie survoltée de Jacqueline, aussi dérisoire soit-elle, peut se lire comme une allégorie de notre époque où la visibilité, la performance et l’efficience sont l’opium d’un peuple qui cherche à éviter dans son agitation frénétique la peur existentielle de l’effacement. Et au final, n’est-ce pas le (star-)système lui-même qui tue celles et ceux qui le font ? Deux qui la tiennent, trois qui… 

Stéphane Michaud  

Infos pratiques :  

Jacqueline, de Guillaume Poix, conception de Rébecca Balestra, Manon Krüttli, Guillaume Poix, du 3 au 14 décembre 2025 à la Comédie de Genève  

Mise en scène : Manon Krütlli 

 Avec Rébecca Balestra, Jeanne De Mont, Jérôme Denis, Simon Guélat 

https://www.comedie.ch/fr/jacqueline  

Photos © Dorothée Thebert 

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, auteur heureux et metteur en scène chanceux, Stéphane aime prendre son temps grâce à la lecture, à l’écriture et au théâtre. Écrire pour la Pépinière prolonge le plaisir des spectacles.

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