Je te hais, mon amour
Dans l’écrin de la Scène Caecilia, Valentin Rossier se met en scène dans La Contrebasse, brillant texte de Patrick Süskind, qui explore finement l’ambivalence de la relation anthropomorphique d’un musicien d’orchestre avec son instrument sur fond métaphorique de hiérarchie sociale, faille narcissique et solitude affective. Ça sonne juste, drôle et grave.
Elle est là. Comme une femme. Belle. Plantureuse. Puissante. Indispensable à l’homme. Et à sa famille. C’est la contrebasse. Le musicien l’encense. Sans elle, pas d’ancrage. Sans elle, pas d’orchestre. Pourtant on ne la reconnaît pas à sa juste valeur. Comme la femme, d’ailleurs. Mais là n’est pas le propos central. Le texte a été écrit par un homme pour un homme. Donc on va rester testocentré…
Le musicien se rêve plus important qu’il n’est. Il ne se sent pas reconnu. Relégué aux arrières-rangs. Ceux d’en bas. Bien loin du chef, de la soprano ou du premier violon. Frustrations et rancœurs. Alors l’alcool, bien sûr. Pour atténuer le bouillonnement intérieur. Mais ça finit par exploser quand même : règlement de comptes. Avec cet orchestre sans espoir qui prédétermine le rang de chacun. Avec cette diva qui ne lui accorde même pas un regard. Et avec cette embarrassant instrument, aimé autant qu’haï, qu’il traîne sur son dos tel le rocher de Sisyphe. D’ailleurs, faut y aller, routine de fonctionnaire, il y a concert dans une heure, un opéra de Wagner, beaucoup de basses…
Il est là. Seul sur scène. C’est un acteur. Un bon. Un très bon. Qui nous embarque sans peine dans cet inventaire clair-obscur. Sa bonhommie naturelle et la nonchalance traînarde de sa voix campent en deux temps trois mouvements le personnage. Pour jouer le désarroi du musicien, Valentin Rossier saoule d’emblée son musicien. Cela permet recul, décalage et ironie sur le récit de cette vie qui s’est fracassée dans l’impasse des concerts étatiques.
Le dispositif scénique est aussi simple qu’efficace : la contrebasse à l’arrière-centre, une table à cour, une autre à jardin. Et dessus des bouteilles et des verres. Cela met en évidence le travail et la performance de l’artiste. On est surpris quand il s’empare de son instrument, archet en main, et commence vraiment à en jouer. Une corde de plus au talent évident du directeur des lieux.
On dit que la force d’un spectacle tient souvent à la qualité du texte. C’est ici une évidence tant l’écriture ratisse large les thématiques existentielles. À commencer donc par une critique ouverte de notre société qui clive ceux qui sont dans la lumière et les anonymes relégués dans la fosse de la populace. On se reproduit parmi : le premier violon hautain partira avec la soprano méprisante. Et le contrebassiste onaniste restera seul avec ses délires anthropomorphiques face à son instrument.
Ainsi va le monde, hier comme aujourd’hui. Après la parution du livre en 1984, Jacques Villeret a été le premier à endosser le smoking froissé du héros mal en point de Süskind. Ce regretté et lunaire clown triste avait trouvé là un rôle à la mesure de son génie et de sa non moins grande fragilité. Le parallèle est d’autant plus troublant que Villeret lui-même soignait ses plaies à l’alcool.
Certes, Valentin Rossier n’a pas à rougir de son ambition de marcher dans ces traces-là. Il partage avec le grand Jacques cette part de fissure qui donne beaucoup d’honnêteté à son jeu : Heureux les fêlés parce qu’ils laissent passer la lumière, disait Audiard, autre illustre. Il demeure que notre musicien de 2025 est d’emblée aviné. On peut se demander si cela n’empêche pas une progression autant intéressante dans le traitement du personnage qu’elle ne l’est dans son rapport à son instrument qui passe d’un amour infini aux répulsions affectives les plus extrêmes. Le seul autre petit bémol tient dans un va-et-vient systématique des déplacements de l’acteur sur le plateau qui aurait peut-être pu bénéficier d’un œil extérieur. Ces mini-réserves exprimées, ce spectacle est, comme déjà souligné, une réussite à bien des égards.
Le comédien se glisse ainsi avec justesse et humanité dans le profil de cet archétype qui se valorise en façade pour compenser une estime de soi catastrophique. La trajectoire de l’homme se croise ainsi avec celle de l’instrument, dans un premier temps décrit comme le plus important de l’orchestre et finalement (dé)considéré au fond, juste à côté des percussions. Et, suprême humiliation, le contrebassiste étant le seul à ne pas se lever aux saluts… puisqu’il a été debout tout le long du concert (sic).
Sur le fil de sa vie, entre comédie et drame, entre mauvaise foi et critiques musicales, la détresse et la solitude du musicien s’imposent implacablement. Au bord de la folie, il sombre alors dans une ivresse mélancolique et pathétique mais traversée par des sursauts de drôleries qui évite de donner à l’ensemble du propos trop de lourdeur. Et Valentin Rossier excelle dans ce théâtre d’émotions brutes qui donne à penser nos conditions humaines au-delà des apparences sociales.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
La contrebasse, de Patrick Süskind, à la Scène Caecilia, du 4 au 21 février 2025.
Mise en scène : Valentin Rossier
Avec Valentin Rossier
https://scenecaecilia.ch/la-contrebasse/
Photos : © Jonas Bühler