Les réverbères : arts vivants

Jeux de miroir

La nuit de la Saint-Jean célèbre avec magie le renouveau estival. Rien de tel pour que Mademoiselle Julie, de noble lignée, lève le garde-fou et s’en prenne passionnément à son valet Jean, bouffi d’ambitions trop élevées pour sa condition. Drames et métamorphoses dans Julie’s Party à la Comédie de Genève du 11 au 30 septembre.

 La première Party de Julie

La première Party de Julie est sans doute celle où son drame est poussé à son acmé. Dans un face-à-face musclé avec son valet Jean, lui, lequel, torse à l’air, laisse paraître la puissance et l’endurance de son corps noir, Julie accouche de sa folie. Elle frappe les murs, traîne son corps gras convulsé par les décharges de l’alcool qu’elle ne cesse d’ingurgiter en le recrachant aussitôt sur Jean.

On voit à peine ce qu’il se passe dans ce carré d’obscurité métallique, suspendu au-dessus de la scène, comme une parenthèse intemporelle. C’est comme si le dispositif technique de Luk Perceval renforçait l’idée que tout est indistinct, les formes d’abord, les êtres qui petit à petit ne se distinguent plus.

Mademoiselle Julie est, à tour de rôle, folle, puis enfant gâtée et brisée par une existence vécue à l’étroit avec son père le comte. Elle aspire à s’offrir à son domestique, lui donnant ainsi l’illusion de pouvoir s’élever jusqu’à son rang. Mais Jean doit cirer des bottes, lécher des pieds, et se laisser faire jusqu’à éponger et respirer les remugles de bière vociférés par sa maîtresse. Il est noir, elle est blanche. Les costumes et les lumières suivent cette dichotomie entre les deux mondes.

Jean, comme désireux d’oublier ses devoirs qui referont surface avec l’aube, rêve d’une fuite avec Julie, qu’il aime avec passion. S’ils veulent s’enfuir et quitter le cadre étouffant de leurs conditions respectives, il faut faire vite car le comte reviendra d’une minute à l’autre d’une quelconque soirée mondaine. Mais Julie, psychiquement faible, ne sait pas comment vivre sans cet autre en face d’elle qui lui réfléchit sa supériorité ; elle ne peut pas succomber à l’amour, ni se laisser emporter par le bonheur. « Ich bin müde », dira-t-elle en allemand, comme pour marquer le poids de ses mots.

Dans cette confrontation violente entre deux êtres pétris de déceptions, il s’agit de questionner le jeu de la domination sous toutes ses formes, qu’elle soit émotionnelle ou familiale, pécuniaire ou physique. L’action théâtrale, originelle de Strindberg, est épurée par Luk Perceval. Elle est recentrée sur Jean et Julie, deux « je » qui, incessamment, cherchent leur reflet dans l’autre et tentent d’un même geste de le recouvrir, de le faire adhérer à leur perception du monde. Mais tour à tour, les jeunes gens se dérobent l’un à l’autre.

Le spectateur est d’abord rejeté dans ce vortex, cette force destructrice, et on apprécie l’action ramassée du drame. Toutefois, puisque nulle issue n’existe, et que la nuit de la Saint-Jean est appelée à se répéter, l’attention se relâche, la tension de la pièce devient plus pesante, on aimerait un changement de décor ; tout cela devient lourd. Mais on ne sera pas déçu.

Suite de la Party.

La soirée de Julie est aussi une expérience, un essai sur les formes. La Comédie se transforme en un espace aux théâtres multiples, elle se propose comme vaste miroir vers lequel convergent cinq metteurs en scène européens nous montrant ainsi leur vision de Julie. A la manière de ces reflets de miroirs qui surprennent, déforment ou affirment, les cinq suites de Julie’s Party proposent une réflexion nouvelle sur la pièce de Strindberg et, plus généralement, sur le théâtre, capable de proposer des ramifications nouvelles d’une seule pièce pour chacun puisse s’y retrouver.

Tout droit sortis de la rixe des deux affamés, les spectateurs sauront apprécier, entre deux bouchées, le jeu de séduction proposé par tg STAN dans l’espace Cuisine de la Comédie. Cette fois, Jean et Julie sont classes. Julie frôle Jean, les colonnes ou les tables de la Comédie : elle érotise les espaces de ses doigts électrisants. Sa beauté brillante, relevée par une robe de type roi Soleil, montre le côté amusant, léger et très sexuel du désir. Bien que vite lassant, ce n’est pas tous les jours que l’on mange accompagné de deux tourtereaux qui ne feront bientôt plus qu’un.

On monte d’un étage et paf : nous voilà en boite de nuit, ambiance bleu rouge, bain d’électro ! Julie et Jean mettent le feu à la scène et se découvrent, dans cette danse commune, une attirance mutuelle. Ils viennent s’asseoir au bar, dans un grand sofa aux multiples fonctions.

On assiste aux premiers échanges des yeux rieurs, des mots, des promesses inconnues. On les écoute discourir dans leur micro car ils portent la voix de tous ceux qui les ont précédés, sans jamais pouvoir parler de ces rencontres fulgurantes. Amir Reza Koohestani fait réapparaitre la Christine de Strindberg sous la forme de la petite copine que Jean ne pourra oublier, pas même pressé contre le dos nu de Julie quelques instants plus tard. Leur rencontre devient un moment propice pour discuter de la séduction masculine et des attentes souvent déçues des cœurs féminins. On devine les marques laissées par les Metoo des mois précédents, mais c’est plutôt cette douceur extrême, cette recherche de ne pas blesser l’autre malgré les circonstances, qui passe caresser notre visage.

Jean et Julie, seront-ils un jour tenanciers d’un hôtel ? Tiago Rodrigues en est convaincu et propose Une autre fin possible au ton plus léger. Certes, Julie a conservé sa démarche de comtesse, mais elle s’est dévêtue de ses habits lourds de faste et de tristesse. On voit Julie heureuse sur scène, enfin plus précisément dans la pièce des costumes devenue scène de théâtre ce soir-là. Julie est surprise de n’avoir pas d’autre besoin qu’un moment de calme le soir, en face de Jean son bien-aimé, en train de plier des serviettes blanches pour les clients du petit hôtel du Lac.

Et nous la suivons dans son bonheur de s’abandonner aux choses simples, car il faut bien se l’avouer, il suffit de peu pour accéder au bonheur : une poignée d’idéaux additionnés de beaucoup de volonté. Et surtout un regard positif.  N’est-ce pas un enseignement à tirer de Julie’s Party ?

Les trois dernières pièces restent ouvertes et nous ne manquerons pas d’aller les voir avant la fin de Party.

Laure-Elie Hoegen

Infos pratiques :

Mademoiselle Julie, de Strindberg, suivi d’Une autre fin de Tiago Rodriguez, de Miss Julie de Amir Reza Koohestani et de Cuisine de tg STAN, du 11 au 30 septembre à la Comédie de Genève

Mises en scène : Luk Perceval / Tiago Rodrigues / Amir Reza Koohestani / tg STAN

Avec Bettina Stucky (Julie) et Roberto Jean (Jean)/ Marie-Madeleine Pasquier (Julie) et Pierre-Isaïe Duc (Jean) / Viviane Pavillon (Julie) et Maxime Gorbatchevsky (Jean) / Rébecca Balestra (Julie) et Arnaud Huguenin (Jean)

Photos : © Magali Dougados

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

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