Les réverbères : arts vivants

Jeux de voyeurs dans All Eyes On

Dimanche soir, durant La Bâtie – Festival de Genève, les spectateurs du Théâtre Saint-Gervais sont entrés dans l’intimité d’une jeune cam-girl lors du spectacle All Eyes On. Une performance, (déconseillée au moins de 16 ans) de et interprétée par Teresa Vittucci, aussi surprenante que drôle.

C’est dans un décor épuré que Teresa Vittucci reçoit les spectateurs ainsi que ses admirateurs virtuels qui suivent en direct la performance depuis leur ordinateur et qui interagissent via le chat. Ces derniers ne sont virtuels que parce qu’ils sont derrière leur ordinateur, mais ils assistent bel et bien à la performance.

Deux écrans de part et d’autre de la scène. Sur le premier, on voit les commentaires des internautes s’afficher. Ils interagissent à couvert puisque, comme souvent dans les messageries en ligne, ils ont des pseudos. Ainsi, en arrivant dans la salle on voit que Kakafun666 s’inquiète de savoir s’il a raté le début et, tout au long de la performance, on suivra avec un malin plaisir les commentaires de Paul12312 et de ses compères qui rebondissent sur ce que dit et fait notre performeuse.

Sur le deuxième écran, on voit ce que ces spectateurs « virtuels » voient, car eux, contrairement à ceux de la salle de spectacle, n’ont pas tout le dispositif scénique sous les yeux. Au sol, un parterre de miroirs. Sur scène : une femme qui nous fait entrer chez elle pour un spectacle intime et très explicite. Elle adopte parfois une attitude hésitante, notamment lorsqu’elle s’adresse directement à l’audience digitale et qu’elle demande, un peu anxieuse, un peu timide si elle a des fans qui la regardent, comme pour se rassurer. Le spectateur se rendra compte que tout cela est feint car la seconde d’après, pour remercier « son plus grand fan » de s’être manifesté, s’ensuivra un numéro de masturbation tout en chanson. L’hôte sait très bien ce qu’elle fait et ne joue l’ingénue que pour davantage attiser le public.

Privé-public : les limites se floutent

Le spectacle débute avec quelques chansons célèbres, reprises par la performeuse.

Someone like you d’Adele, A Whole New World (Ce rêve bleu, en français), la chanson mythique du Aladdin de Disney… À chaque fois, on s’imagine bien, seul sous la douche, en train d’entonner ces mélodies éculées. Mais qui oserait vraiment chanter à plein poumons comme ça devant sa caméra ? On aurait plutôt envie que cela reste dans la sphère (ultra) privée.

Ainsi, tout au long de la performance, Teresa Vittucci joue avec les limites entre l’intime et le public. Par exemple, outre le fait qu’elle soit demi-nue et qu’elle chante comme si elle était seule, la jeune femme ronge ses ongles manucurés, sans retenue ni gêne face à la caméra et se prépare un plat de lasagnes. Sa performance se poursuit donc sur fond de bruit de micro-onde et est ponctuée de crachats (littéralement) de bout d’ongles rongés. Parfois, aussi, elle regarde sa silhouette à l’écran, comme si elle était seule devant son miroir ou dans une cabine d’essayage et qu’elle pouvait tranquillement ausculter chaque parcelle de son corps. Sauf qu’on assiste à cette auscultation privée.

Son but est bien de donner à voir à toute sa communauté de fans ce qu’elle ne ferait probablement jamais devant des invités en chair et en os. Et en même temps, pourquoi pas ? Dès l’instant où la caméra s’est allumée, elle a de toute façon fait entrer Paul12312 et les autres directement chez elle, dans son cocon privé.

Et puis, elle ne fait rien de plus que toute personne qui prend en photo ses repas, partage ses bonnes résolutions, ses angoisses ou ses nouvelles découvertes à sa communauté d’« amis » ! Privé, public, les limites n’existent plus aussi clairement désormais. Mais, ne serait-ce pas là ce qu’on cherche quand on est sur les réseaux sociaux : scruter l’intimité des gens, même la plus cachée et insoupçonnée ?

Qui observe quoi et comment ?

La particularité de cette performance est qu’elle s’adresse à deux audiences. L’une cachée derrière des pseudos et des écrans et l’autre à visage plus ou moins découvert pour la performeuse. Toutes deux focalisées sur cette dernière.

Enfin, les spectateurs ont quand même tout le loisir de lire et de rire (souvent) des réactions en live des internautes. Ce qui n’est pas le cas pour ceux derrière leur écran : ils ne voient que la performance. Le public et ses réactions leur restent inaccessibles (si ce n’est peut-être auditivement ?). Finalement, ceux qui pensaient observer depuis leur cachette sont eux aussi observés. Les spectateurs, physiquement présents, prennent même plaisir à scruter leur réaction puisque les rires fusent au fur et à mesure des commentaires. On peut même dire que les internautes sont moqués, parfois, par le public et l’actrice qui réagissent aux commentaires. Mais s’en rendent-ils seulement compte ?

En définitive, la seule qui décide vraiment ce qu’elle fait, c’est cette performeuse qu’on aurait pu imaginer être asservie par le regard de ses fans. Mais il n’en est rien : face aux commentaires grossiers voire obscènes, ou face aux demandes intempestives (« enlève le haut », « montre nous tes seins »…) c’est elle qui maitrise tout et qui décide de terminer la performance en pull après avoir mangé de la lasagne alors qu’on lui demandait d’en montrer plus.

Finalement, cette performance se clôt avec notre cam-girl qui propose à ses auditeurs digitaux de leur montrer les spectateurs dans la salle. Elle hésite : « il y aurait un problème de consentement », dit-elle. La présence physique a au moins ça de bon, on prend encore notre avis en compte. Ce qui n’est pas forcément le cas dans la vie « virtuelle ».

Joséphine le Maire

Infos pratiques :

All eyes on, de Teresa Vittucci, du 8 au 10 septembre 2019 au Théâtre Saint-Gervais en partenariat avec La Bâtie – Festival de Genève

Interprétation et mise en scène : Teresa Vittucci

Collaboration dramaturgique : Simone Aughterlony et Marc Streit

Scénographie : Jasmin Wiesli

https://saintgervais.ch/spectacle/all-eyes-on/

Photos : © Nelly Rodriguez

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