Les réverbères : arts vivants

La clémence comme outil du pouvoir

La Clémence de Titus de W.A. Mozart se joue sur la scène du Grand Théâtre du 16 au 29 octobre dans une version décapante et décapée de Milo Rau.

Il fallait oser, Milo Rau l’a fait avec une incroyable audace. Dès les premières secondes, on sent que ce soir, idées reçues, perles, sacs Hermès et tenues de soirée vont voler en éclat.

Par un mouvement giratoire, la scène est tantôt un musée où l’on retrouve un milieu bourgeois en plein vernissage, devisant et s’amusant un verre de champagne à la main, tantôt une sorte de cour des miracles où se côtoient les démunis (un camp de réfugiés ?) et qui sera au cœur de l’action. On alterne ainsi entre milieu intellectuel bourgeois et misère sociale. Alors que le drame se joue sur scène, la vie des chanteurs-acteurs-figurants est dévoilée. Une caméra fait un va-et-vient entre l’extérieur (littéralement) et ce qui se joue sur scène avec le parti pris d’inclure les figurants à part entière dans la production. Ces derniers racontent un bout de leur vie. Ils sont à la fois hors champ et dans le champ. C’est un peu comme si la vie et l’art ne formaient plus qu’une entité.

L’histoire qui se joue n’est plus seulement une tragédie où une élite est en proie aux sentiments humains : pouvoir, vengeance, pardon ou haine, mais aussi une tragédie dans laquelle le peuple est acteur. Milo Rau déclare vouloir sortir l’œuvre de son utopie opératique et faire ainsi entrer la réalité dans l’art. C’est de cette façon, dit-il, que l’art peut changer le monde. Le travail scénique de Milo Rau est complexe et semble échapper à toute réduction critique.  Rendre ce qui se joue sur scène relève de la gageure, tant il s’y passe de choses, mais aussi parce que Rau nous entraîne dans un jeu de miroir abyssal.

Rau conçoit l’art, notamment l’opéra et l’espace muséal comme des lieux d’utopie. Il veut en découdre d’une certaine façon avec les mièvreries d’un art qui, sous couvert de justice et de morale, entretient le pouvoir et les bons sentiments de la classe dominante.

La création artistique et le contexte politique ont souvent été en étroite résonance. Pour glorifier le système ou pour le désavouer. L’art a toujours commenté à sa façon les événements ou le régime. La création de la Clémence de Titus a lieu à l’occasion du couronnement de Léopold II, nouvel empereur du Saint-Empire, comme roi de Bohème. L’opéra, soutenu intellectuellement et financièrement par la classe dominante, exalte ici la sagesse du souverain qui pardonne, et l’humilité et le courage de celui qui se dénonce. Un message démagogique et rassurant. « La Clémence des Princes n’est souvent qu’une politique pour gagner l’affection des peuples. » François de la Rochefoucauld

Dans cet espace scénique chaotique qui ressemble à un camp de réfugiés, les chanteurs évoluent sans fard ni costume. Seule leur voix les distingue des figurants. Et quelles voix ! La mezzo-soprano Maria Kataeva, Sextus, est magnifique de simplicité vocale et de jeu. L’interprétation de l’air de bravoure Partò, est vraie et pleine de justesse mais sans l’affectation du jeu lyrique habituel. La voix est superbe, la ligne de chant éblouissante. Elle aborde la vocalise avec une agilité et une précision étonnante, démonstration d’une technique totalement maîtrisée. Vitellia et Servilia sont également servies par deux magnifiques sopranos. Serena Farnochia et la jeune Yullia Zasimova. Une voix dont nous entendrons sans doute encore parler. Du côté de Titus, Bernard Richter, on regrette une prestation inégale avec quelques vocalises savonnées ainsi qu’un jeu un peu évasif.

La vision de Rau est forte et extrême, son propos sur la culture bourgeoise en général pose des questions pertinentes. C’est une manière de désacralisation de la culture dominante qui laisse une formidable place à l’avenir et à l’interprétation des classiques.

Cependant, attention, si la subversion ouvre de nouvelles portes, de nouveaux horizons, il est aussi dangereux de mordre la main qui nourrit…

Toutefois, comme Rau le dit lui-même, déconstruire une œuvre opératique est quasiment impossible. La musique est une architecture puissante, une forteresse où le temps est mesuré. Elle résiste à tout. Cette mise en scène en est la preuve ultime, car au-delà de tout ce qui s’y joue d’inhabituel voire d’iconoclaste, Mozart n’est pas impacté une demi-seconde, la musique suit son chemin inexorable et l’OSR, dirigé par Thomàs Netopil, comme à son habitude habite cette partition avec toute la délicatesse et le savoir-faire qu’on lui connaît.

La mise en scène de Milo Rau est une formidable remise en question de la fonction de l’art dans la société et de son rapport au réel. Elle est aussi un questionnement sur la forme – sur la dramaturgie en l’occurrence – et ne peut que laisser des questions ouvertes sur une autre façon d’appréhender la culture et les différentes formes qui la représentent et la reflètent.

Katia Baltera

Infos pratiques :

La Clémence de Titus, de W.A Mozart du 16 au 29 octobre 2024 au Grand Théâtre de Genève

Mise en scène : Milo Rau

Direction musicale : Thomas Netopil

Avec Bernard Richter (Titus), Serena Farnocchia (Vitellia), Maria Kataeve (Sextus), Yuliia Zasimova (Servilia), Giuseppina Bridelli (Annio) et Justin Hopkins (Publio)

https://www.gtg.ch/saison-24-25/la-clemence-de-titus/

Photos :  ©Magali Dougados

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