Les réverbères : arts vivants

La couture et la blessure

Dans Lacrima, pièce monde, le fil de la haute couture devient une ligne de faille. Ce qui se brode, ce n’est pas seulement une robe, mais le tissu même des existences. Entre Paris, Alençon et Mumbai, Caroline Guiela Nguyen orchestre une tragédie du travail et du silence. Entre théâtre documentaire, mélodrame et vies harcelées.

L’atelier comme champ de bataille

Tout commence par une image : une femme au bord du vide. Marion, première d’atelier dans une grande maison de couture parisienne, dialogue en visioconférence avec une médecin. L’inquiétude s’installe d’emblée. On comprend peu à peu qu’une tentative de suicide a eu lieu. Ce fil tragique servira de point de départ à un long et arborescent retour en arrière, une sorte de broderie dramatique où chaque souvenir s’entrelace au présent.

Marion travaille à une commande démesurée : la robe de mariée de la princesse d’Angleterre. Délai serré, pression du prestige, exigence du secret. Autour d’elle, l’atelier s’anime dans un mélange de ferveur et d’épuisement. Mais très vite, l’héroïne se retrouve enfermée dans un double étau : la tyrannie du travail et celle du foyer. Son mari, employé sous ses ordres, se transforme en geôlier domestique. Ce n’est plus une relation, mais un siège quotidien. L’amour s’effrite, laissant place à une mécanique de contrôle. Le théâtre trouve ici sa pleine force : pas de métaphore lointaine, mais la violence nue d’un couple en apnée.

Couture du silence

Lacrima tire une beauté étrange de ce tissage de gestes et de silences. Dans l’atelier, le bruit des aiguilles devient battement de cœur, rythme vital et oppressant. Les corps s’épuisent, se blessent, se taisent. Dans ce monde où le temps est compté à la minute, où chaque point doit être parfait, l’erreur n’a pas droit de cité. C’est une pièce sur la perfection comme poison lent.

Maud Le Grébellec, bouleversante Marion, incarne cette dignité qui se fissure. Son jeu ne cherche jamais la plainte : il s’inscrit dans une endurance. Elle plie sans rompre, puis s’effondre d’un seul souffle, comme un tissu trop tendu. À ses côtés, l’enfant qu’elle tente de protéger reflète sa propre fatigue : une fille fragile, malade, enfermée dans un désordre intérieur qu’aucune tendresse ne parvient à apaiser.

Le silence prend ici toute la scène. Il pèse, il s’hérite, il se transmet. Dans les ateliers d’Alençon, les dentellières travaillent sans un mot, absorbées dans le motif. À Mumbai, le brodeur Abdul s’applique à poser les perles, une à une, tout en perdant peu à peu la vue. Dans ce geste répété, presque sacré, se concentre la tragédie de ces existences : aimer son métier jusqu’à s’y dissoudre.

Deux continents, un même fil

La robe circule comme un fantôme entre Paris, Alençon, Londres et Mumbai. Chaque lieu correspond à un maillon de la chaîne de production, mais aussi à un étage de la domination. En haut, la princesse, symbole d’un rêve social lointain. En bas, ceux qui cousent, brodent, assemblent. La mise en scène articule ces mondes sans jamais les confondre : un simple changement de lumière, un écran, une table déplacée suffisent à faire passer d’un continent à l’autre. Le plateau devient un vaste espace de circulation, une carte vivante de la mondialisation.

Le créateur vedette Alexander, figure ambivalente, illustre l’ambition et la compromission d’un système. Issu d’origines indiennes, intégré dans la sphère du luxe européen, il incarne ce monde où l’ascension sociale se paie d’un effacement. Les hiérarchies coloniales s’y reproduisent sous d’autres formes, plus insidieuses.

La robe elle-même, objet de tous les désirs, n’apparaît jamais vraiment : elle reste en suspens, comme un mirage. Ce qui compte, ce n’est pas l’œuvre achevée, mais le temps qu’elle dévore, les vies qu’elle abîme. On pense à ces chefs-d’œuvre anonymes dont l’histoire de l’art a effacé les noms. Lacrima leur rend justice, sans discours ni emphase, simplement en leur redonnant un visage.

Le travail, une tragédie moderne

Sous ses airs de fresque mondialisée, Lacrima demeure avant tout une tragédie du quotidien. Ce qui s’y joue n’est pas seulement la souffrance d’une ouvrière ou la perte d’un brodeur : c’est le vertige d’un système entier où le travail devient une forme d’adoration sacrificielle. Le plateau, dépouillé mais traversé de projections, évoque un espace mental : un entrepôt de mémoire, un atelier hanté.

Les acteurs professionnels et non-professionnels se mêlent avec une fluidité rare. On ne distingue plus qui joue et qui est. C’est cette porosité qui donne au spectacle son ancrage dans le réel. Chaque regard, chaque geste porte la mémoire d’un métier, d’un savoir-faire. On perçoit la fatigue des mains, la minutie des gestes, la lenteur du temps qu’on ne rattrape jamais.

La mise en scène ne cherche pas l’effet. Elle se déploie dans la retenue, dans la lenteur d’une broderie qui prend forme sous nos yeux. Cette lenteur est politique : elle force le regard, elle contraint à mesurer le coût du beau. Rien n’est plus précieux, ici, que la patience.

Esthétique du fil et de la faille

Visuellement, Lacrima frappe par la cohérence de son univers : les nuances de blanc dominent – dentelle, voile, tissu, lumière – comme autant de déclinaisons de la fragilité. Les visages surgissent dans cette clarté diffuse, presque spectrale. Trois grands portraits brodés veillent sur la scène, figures tutélaires d’une mémoire féminine. Ils ne sont pas décoratifs : ils témoignent.

Le texte s’organise comme une mosaïque, une succession de fragments reliés par le motif invisible du temps. Pas de narration linéaire : le spectateur assemble lui-même les pièces, comme un puzzle émotionnel. Cette structure chorale, d’une précision redoutable, donne à la pièce sa dimension universelle : partout, des mains travaillent pour d’autres, loin du regard, dans un équilibre précaire entre fierté et effacement.

L’éclat et la chute

Dans Lacrima, les dieux ne sont plus des figures célestes, mais des entités contemporaines : le contrat, le délai, la rentabilité. La tragédie naît de leur emprise. Le luxe y apparaît comme une machine à fabriquer du rêve – et du silence. Ce théâtre-là ne dénonce pas : il expose, il révèle. Il nous met face à ce que nous préférons ne pas voir.

Lacrima est de ces œuvres qui réconcilient le théâtre avec le monde. Par sa précision documentaire, sa sensibilité à la matière, sa justesse humaine, elle fait du plateau un miroir de nos interdépendances. Derrière chaque robe de luxe, il y a des heures invisibles, des vies à bout de souffle, des yeux fatigués. Et pourtant, dans cette obscurité, subsiste une lumière : celle du travail bien fait, de la beauté partagée. Une beauté qui n’efface pas la douleur, mais la rend peut-être supportable.

Profusion narrative

Fresque sensible, ample et généreuse, la pièce chorale émeut par sa sincérité mais s’égare parfois dans la myriade d’histoires qu’elle veut embrasser. Trop de fils tirés finissent par brouiller épisodiquement le motif. À mesure que la pièce déroule ses multiples fils – le couple conflictuel, la fille malade, les dentellières d’Alençon en interview radio pour podcast, le brodeur de Mumbai, la commande royale, le styliste en vogue – l’attention peut se diviser. L’émotion, au lieu de s’approfondir, se dilue parfois. À l’image du film polyphonique Babel d’Alejandro González Iñárritu, l’entropie s’installe jusqu’au vertige dans cette intrigue en forme de puzzle éclaté.

Il y a, dans cette profusion, une forme d’amour sincère du monde et des autres. On sent le désir d’embrasser toutes les douleurs, toutes les résistances, toutes les formes de beauté. Mais l’œuvre peine parfois à choisir : veut-elle raconter la condition des femmes, celle des artisans, ou l’héritage des dominations coloniales ? Elle fait tout à la fois, et c’est à la fois sa générosité et sa limite. Lacrima est une pièce-monde, mais peut-être trop vaste pour son propre bien.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Lacrima, de Caroline Guiela Nguyen, à La Comédie de Genève du 3 au 10 octobre 2025.

Mise en scène :  Caroline Guiela Nguyen

Avec Dan Artus en alternance avec Eric Caruso, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau, Nanii, Rajarajeswari Parisot, Charles Vinoth Irudhayaraj, Vasanth Selvam

https://www.comedie.ch/fr/lacrima

Photos :© Jean-Louis Fernandez

Bertrand Tappolet

On l’aura aperçu, entendu, peut-être lu, sans jamais vraiment le connaître. Journaliste et critique depuis bien des lunes, il s’enracine dans plus de 7000 articles, portraits et entretiens. Mais il préfère souvent la souplesse d’une jeune pousse, l’élan d’un bourgeon, et la liberté d’essaimer qu’offre la pépinière des curiosités. Photographie, arts vivants — danse, théâtre, performance, musique, opéra —, cinéma et séries : il chemine d’une clairière à l’autre, franchit les lisières, croise les espèces artistiques comme autant de feuillages à observer, comprendre et respirer. On lui a demandé de se présenter à la troisième personne. Ainsi s’exprime-t-il, à la manière d’un arbre qui se souvient du vent. Ou d’Alain Delon.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *