Les réverbères : arts vivants

La dynamique des grandes entreprises passée au vitriol

Anne-Laure Liégeois met en scène L’Augmentation de Georges Pérec, au Casino-Théâtre de Rolle. Absurde et cyclique, la pièce en dit long sur le milieu de l’entreprise, avec un duo de comédien·ne·s au sommet de leur art.

Imaginez que vous vouliez demander une augmentation à votre chef·fe de service. Vous êtes décidé·e, vous avez préparé votre argumentaire, vous êtes sûr·e de vous. Seulement voilà, de nombreux paramètres ne dépendent pas de vous : votre chef·fe sera-t-il/elle dans son bureau ? Vous invitera-t-il/elle à entrer ? Sera-t-il/elle à l’écoute ? Acceptera-t-il/elle ce que vous avez à dire ? Et si la réponse à l’une de ces questions était non, que feriez-vous alors ? Et si des difficultés inattendues surviennent ? C’est ce que se demandent les deux personnages sur scène, imaginant tous les scénarios possibles. D’abord assis·es derrière le bureau qui constitue le seul décor, en compagnie des deux chaises à roulettes et du mur blanc du fond, Anne Girouard et Olivier Dutilloy récitent leur texte sur un ton parfaitement monocorde. Il et elle endosseront ensuite différents rôles, pour une explosion de jeu théâtral et une grande performance, d’autant plus avec un texte aussi complexe que celui-ci.

Absurdité et comique de répétition

Le texte de Georges Pérec est construit de manière cyclique, comme des embranchements faits de « ou bien », avec deux options possibles, et un éternel recommencement au point de départ. Si les choix penchent souvent du côté optimiste et simplificateur – « parce qu’il faut toujours simplifier » nous répètent inlassablement les personnages –, car il et elle sont très humain·e·s, attention au moment où tout peut s’écrouler. C’est donc un éternel recommencement, selon si on imagine la présence ou non du/de la chef·fe de service, si on décide d’aller parler avec Madame Yolande dans le bureau d’à-côté, si on nous offre une chaise ou non… Les scénarios semblent parfois répétitifs, mais sont pourtant toujours différents, malgré la réitération des mêmes questions, encore et toujours. Le comique de répétition est alors contraint d’agir, à force de dire toujours la même chose, et les deux personnages s’amusent à changer de ton, accélérer la parole, pour un résultat totalement absurde.

Mais il faut dire que cet humour, entre absurdité et comique de répétition, n’est pas dénué de fond. Il en dit ainsi long sur le milieu des grandes entreprises. La manière dont celle où nos protagonistes travaillent est d’ailleurs qualifiée de manière de plus en plus péjorative au fil des recommencements de l’histoire. Tout ce côté cyclique, à recommencer inlassablement, encore et encore, reflète ce qui se passe, ne serait-ce que pour obtenir cette augmentation, si minime soit-elle. L’énergie déployée est énorme, sans compter qu’il faut faire face aux arguments souvent fallacieux de la direction : « la conjoncture économique ne permet pas débloquer des fonds » ou qu’on détourne tout à fait le sujet. En témoigne cette fameuse scène où l’on propose à l’employé, au lieu d’une augmentation, une médaille pour récompenser ses efforts. Seulement, le revers de celle-ci pourrait bien le mettre dans une situation bien pire que la précédente…

Une mise en scène explosive

Pour servir ce texte si particulier, il est nécessaire de créer quelque chose de dynamique, voire une certain décalage, pour ne pas tourner en rond et laisser le public décrocher totalement du propos. L’option choisie par Anne-Laure Liégeois est une montée en puissance. Le début de la pièce est d’abord très sobre, avec ces deux personnages simplement assis, sans bouger, qui débitent leur texte, avant de changer de ton et de rythme. Les gestes n’arrivent qu’ensuite, d’abord minimalistes, puis de plus en plus grands, jusqu’à s’apparenter à une véritable chorégraphie au climax du spectacle. Cette évolution leur permet alors d’incarner divers personnages, en inversant régulièrement les rôles entre patron·ne et employé·e. On retrouve ainsi tour à tour le patron tyrannique ou plus conciliant, jusqu’à celui qui se montre plus qu’à la limite du harcèlement. À l’inverse, celle-ci nous rappelle Margaret Thatcher par son intransigeance, quand l’autre est toute mièvre et presque trop à l’écoute. Cette montée en puissance, donc, se fait jusqu’à l’explosion – celle du champagne et du jeu – démontrant toute la palette de ses deux formidables comédien et comédienne.

En passant d’un type de personnage à l’autre en une fraction de seconde, et avec cette explosion en forme de point de non-retour, Anne Girouard et Olivier Dutilloy en disent encore plus long sur le milieu dont il est question ici. On y retrouve toute l’absence de reconnaissance pour le travail, et l’aliénation que cela peut entraîner, avec des conséquences parfois graves. Tant du point de vue financier que psychologique, d’ailleurs. Comme si chaque membre n’était qu’un pion parfaitement remplaçable. Au final, le système dont il est question ici, est dénoncé et passé au vitriol. Rappelons que le texte a été publié pour la première en 1968, une année marquante du point de vue des employé·e·s face au patronat. Pourtant, il n’a – malheureusement a-t-on envie de dire – pas pris une ride. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela donne tout sauf envie de rejoindre un tel type d’entreprise.

Fabien Imhof

Référence :

L’Augmentation, de Georges Pérec, au Casino-Théâtre de Rolle, les 26 et 27 septembre 2024.

Mise en scène : Anne-Laure Liégeois

Avec Anne Girouard et Olivier Dutilloy

https://www.theatre-rolle.ch/programme/laugmentation/

Photos : ©Christophe Raynaud De Lage

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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