Le banc : cinéma

La question du temps

Je t’aime Je t’aime d’Alain Resnais est une plongée dans un cinéma français fantastique et expérimental des années 60. L’exploration en vaut la peine, notamment car il a servi d’inspiration à un autre classique du cinéma, Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry, mais surtout car les réflexions qu’il apporte sont universelles, et qu’il en résulte un film bouleversant.

C’est l’histoire de Claude Ridder (Claude Rich), un homme qui vient de rater son suicide et à qui on propose d’être le premier cobaye d’une expérience de voyage dans le temps. À l’aide d’une machine, des scientifiques prétendent pouvoir envoyer un homme dans son passé, exactement un an auparavant et pendant une minute seulement. Malheureusement, l’essai tourne mal et Claude se retrouve prisonnier de la machine, forcé à revivre des morceaux de son passé dans un ordre complètement aléatoire.

Temps mémoriel

À partir de ce synopsis, on comprend qu’il sera question de temps dans Je t’aime Je t’aime. Et quel autre médium peut s’emparer de la question aussi bien que le cinéma ? L’expérimentation se retrouve principalement au niveau du montage, qui sert à nous plonger dans la mémoire de Claude, et principalement dans son histoire d’amour désenchantée avec Catherine (Olga George Picot). Le montage, en utilisant des scènes amorcées puis coupées, en jouant sur la récurrence, illustre la manière dont les souvenirs s’imposent à nous, c’est-à-dire de manière parfois partielle, parfois détaillée, parfois obsessionnelle. La minute qu’est invité à revivre Claude est répétée, et elle a d’abord la couleur d’un souvenir d’été qu’on chérit, mais, au fur et à mesure, elle se teinte d’une certaine douleur. Ce sentiment rappelle celui de saudade en portugais, qui pourrait se traduire ainsi : « le point de rencontre entre la joie du souvenir et la peine résultant de son absence ». Le sujet de la mémoire collective est aussi présent, thème cher à Resnais, avec des références au passé de résistant de Claude durant la Seconde Guerre Mondiale. Dans ces moments, il est confronté au désir d’oubli de la société, que ce soit Catherine qui lui demande de changer de sujet, ou l’homme lui ayant fourni de faux papiers à l’époque lui disant qu’il n’existe plus.

Temps subjectif

La subjectivité du temps est une réflexion importante dans le film, car autant cette minute de vacance ensoleillée parait sans cesse trop courte, furtive, impalpable, autant elle contraste avec les géniales scènes de Claude dans son bureau à Paris, où il organise des courses de temps avec différentes montres pour s’occuper, et monologue avec l’horloge parlante. Toutes les échelles de temps sont représentées dans le film, aussi bien les secondes comptées durant ses heures de travail, la fameuse minute revécue, l’heure dans laquelle se déroule l’expérience (qui est le temps du spectateur), les nombreuses allusions à « demain », mais aussi l’idée d’un temps plus grand, plus large, dans lequel la vie des personnages est finalement insignifiante. Claude l’exprime d’ailleurs à un moment avec son spleen incomparable : « quand on ne sera plus là, tout continuera de la même manière. »

Temps humain

Ces intrications de temps ramènent à un seul questionnement, celui de la quête de sens et d’identité. Car Claude, mais surtout Catherine, qui semble étrangère à toute notion de cadre, qui est fuyante, indéfinissable du point de vue de Claude, tous deux sont perdus dans cette tentative de sortir du marasme quotidien, et de la société en général. Une scène illustre bien cette idée que rien n’a de sens, où Claude lit une lettre officielle en utilisant des mots qui n’existent pas, une scène fleurant le surréalisme et brouille encore plus la frontière entre rêve et souvenir. L’expérience scientifique lui offre l’opportunité de réfléchir sur ces questions universelles que sont « Qui suis-je ? Qu’ai-je fait de ma vie ? » Il tentera sans cesse d’y répondre, se demandant même s’il n’est pas une souris de l’expérience plutôt qu’un humain. Malheureusement pour lui, ces questions demeureront pour un temps infini, accompagnées de regret et de lassitude. Heureusement pour nous, le film nous offre un beau rappel pour nous questionner : à quoi, à qui dédie-t-on le temps de sa vie ?

Léa Crissaud

Référence :

Je t’aime Je t’aime, réalisé par Alain Resnais, France, 1968.

Avec Claude Rich, Olga Georges-Picot, Anouk Ferjac…

Projection aux Cinémas du Grütli le lundi 26 août à 20h45, dans le cadre de la programmation « Les années 60 »

Photos : ©DR

Une réflexion sur “La question du temps

  • Superbe critique de film qui dévoile la profondeur du film dans ses détails subtiles. Merci !

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