Les réverbères : arts vivants

La Tragédie comique brise tous les murs

On pourrait croire à un titre de Shakespeare ou de Molière. Et pourtant non ! La Tragédie comique a bien été créée en 1989. Plus de trente ans après, ce seul-en-scène qui traverse le temps est encore joué ! À voir jusqu’au 16 mai à La Cuisine du Théâtre de Carouge.

À lire la description du spectacle sur le site du Théâtre, on n’en apprend pas grand-chose, si ce n’est sa date de création au Théâtre Saint-Gervais et le fait que Jean Liermier, alors apprenti comédien, et aujourd’hui directeur du Théâtre de Carouge, « guignait en cachette la représentation ». Et quand le personnage de la pièce vient demander au public ce qu’il s’attend à voir avant la représentation, on comprend bien vite qu’on n’assistera pas à un classique, bien que beaucoup de choses puissent y laisser penser… Mystère. La Tragédie comique casse les codes et montre que tout n’est pas aussi immuable qu’on pourrait le penser.

Démolir les unités

S’il y a une chose qu’on apprend rapidement en parlant de théâtre classique, c’est bien le respect des trois unités : temps, espace et action. Alors que la règle veut que tout se passe en un jour, on comprend vite qu’il n’en sera rien ici : le personnage – dont on ne connaîtra jamais le nom – s’amuse avec la ligne du temps, ressassant le passé, s’ancrant dans le présent ou encore en projetant un avenir. Quant à l’espace, on ne cesse de changer de lieu : des étoiles d’où viennent les personnages avant d’être « créés » par un auteur, on passe dans la chambre d’enfant du comédien qui interprète le personnage, en passant par le monde imaginaire où il rencontrera le Temps et l’Amour. Enfin, concernant l’action, la remarque d’une spectatrice à la fin du spectacle suffit à résumer ce qu’il en est : « J’ai rien compris ! » Car il faut bien le dire, il s’en passe des choses dans La Tragédie comique, et on saute parfois du coq à l’âne, au gré de la volonté du personnage ! La scène finale sera ainsi jouée au milieu du spectacle, simplement parce qu’il en a envie. Si ces règles ont été instaurées à l’origine, c’était pour maintenir l’illusion théâtrale. Autant vous le dire tout de suite : on en est loin ! Si tout cela peut créer un sentiment de perte, c’est surtout le rire qui prime : le public est hilare, et peu importe s’il ne parvient pas à suivre tout ce qui se passe. Voilà de quoi abolir rapidement la frontière entre le théâtre et la réalité, ainsi que remettre l’huile sur le feu de la querelle entre Anciens et Modernes.

Casser les murs

On a en effet pour habitude d’opposer les tenants du théâtre classique (les anciens) aux modernes, qui cherchent à abolir certains codes. Avec l’avènement du théâtre postdramatique – comprenez par-là, pour le dire rapidement, une remise en question du texte écrit et du dialogue – cette querelle prend encore une autre dimension. La Tragédie classique secoue les traditions  tout en réunissant tous ces aspects. Du théâtre classique, on conserve le costume de bouffon, le rideau rouge par lequel le comédien entre, les trois coups ou encore cet accent avec les « r » roulés. Et pourtant, le spectacle a tout du one-man-show moderne : les apartés et digressions fusent, on ne sait plus si le texte est respecté à la lettre ou si la part belle est faite à l’impression et surtout, le fameux quatrième mur est franchi ! Ce mur imaginaire, si cher aux classiques, qui veut que les comédien·ne·s ne s’adressent jamais au public, tombe avant même que la pièce ne commence véritablement. En brisant ce mur, le personnage crée un décalage comique, qu’il entretient en choisissant, malgré elle, une partenaire de jeu, qu’il prendra régulièrement à parti et dont il traduira les pensées, de façon humoristique, sur scène. Et le public, bien sûr, de rire et se moquer gentiment, tout en ne voulant pas être à la place de la pauvre élue. La crainte toujours présente, on est tenu en haleine, de peur de ne pas savoir de quoi il retourne si l’on vient, nous aussi, à être pris à parti par le personnage, ou le comédien, on ne sait plus très bien…

Abolir les frontières

Car c’est bien de briser les murs dont il est question. Il en est encore un, pourtant central, dont je n’ai pas encore vraiment parlé : la séparation entre comédien et personnage. Toute La Tragédie comique tourne autour du postulat que tous les personnages attendent dans les étoiles jusqu’à leur création, sur papier ou incarné par un·e comédien·ne. On comprend mieux le retour dans la chambre d’enfant, dès le moment où le personnage a su qui serait son acteur… Tout au long de la pièce, les deux dialoguent, reconnaissables uniquement par la présence ou non du faux nez qui couvre le visage du personnage. Si bien qu’on ne sait plus trop qui est qui. Mais qu’importe, il s’agit de nous embarquer dans cette folie un peu schizophrène, et ça marche ! Et si l’on n’a pas saisi l’intrigue dans son ensemble, l’intérêt est bien ailleurs.

La Tragédie comique, c’est un spectacle qui questionne, l’air de rien, tous les codes du théâtre, rassemblant plusieurs étapes de l’Histoire de cet art. Je parlais plus tôt de modernité, et il faut rappeler que ce spectacle date de 1989, en présentant nombre de questionnements dramatiques actuels : il fallait être visionnaire ! C’est sans doute là la grande force de ce seul en scène, admirablement porté par Yves Hunstad : allier divertissement et questionnements, en perdant parfois son public tout en le tenant en haleine. Un spectacle plein de paradoxes, déjà annoncé par le titre qui fait mouche, d’ailleurs.Au risque de, moi aussi, créer un paradoxe et perdre mon lectorat, je promets au comédien – ou au personnage d’ailleurs, je ne sais plus – de ne rien dire sur le petit coussin, ainsi qu’il l’a expressément demandé.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

La Tragédie comique, d’Ève Bonfanti et Yves Hunstad, du 5 au 16 mai 2021 au Théâtre de Carouge. Spectacle réservé aux adhérent·e·s (en raison de la jauge réduite).

Mise en scène : Ève Bonfanti

Avec Yves Hunstad

https://theatredecarouge.ch/saison/piece/la-tragedie-comique/81/

Photos : © Stéphane Gaillochon

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *