L’amour de l’argent
Surtout de celui que l’on n’a pas encore – Chapitres de la chute, Saga des Lehman Brothers, de Stephano Massini par Thierry Romanens, Usine à Gaz, Nyon.
La cupidité, il y a bien pire : la méchanceté, la cruauté… Seulement, ce désir est moralement méprisable, socialement inutile et politiquement, ça ne vaut pas grand-chose. Et pourtant, elle possède un lien avec l’Histoire, elle est le moteur de la pleine conquête de notre monde. Un spectacle qui parle d’argent depuis le premier dollar jusqu’à la chute du faucon.
Dire que cette dynastie est prisonnière de passions nobles semblables au théâtre classique serait une étrangeté. Car les tragédies ne sortent pas toutes du sublime… ici, les choses sont plus prosaïques… elles sont issues des problèmes de fin de mois. Tout débute par le drame de la condition humaine.
1844. C’est l’année de naissance de Verlaine et de Sarah Bernhardt. Aux États-Unis d’Amérique, Samuel Morse pose sa première ligne télégraphique. C’est aussi par cette date, que débute la saga type Dallas de la dynastie Lehman. Dès le début du spectacle, ce point zéro est écrit à la craie en haut à gauche sur un tableau noir qui couvre l’entier du fond de scène, avec un impressionnant travail d’illustration de Dany Petermann, dessins à la craie ou à l’éponge et découpages tout au long du récit.

Trois frangins issus de l’émigration allemande : Henry, Emanuel et Mayer tentent leur chance sur cette terre de toutes les promesses. Le sud, le coton, l’or noir des esclaves. Une première fortune, une première prospérité qui sera balayée par la guerre civile. Fin de la guerre, fin de l’esclavage. Les frères montent au Nord, retrouvent leur communauté à Jew-York et participent aux premières liaisons ferroviaires. Thierry Romanens – en bretelles tel Larry King (animateur de télévision américain) – récite, chante, narre, raconte, déclare, affirme et s’amuse comme un one man band dans un décor fait de cartons de bureau en pré ou post déménagement, le tout dans une mise en scène qui fourmille d’idées et de trouvailles. C’est dense, épais dans le temps et tissé dans l’Histoire de ce pays.
Puis l’on passe de la condition humaine à la tyrannie du vingtième siècle, celle de la seconde révolution industrielle avec ses rêves et sa médiocrité. Un monde où il n’y a pas de place pour les poètes, seulement pour les réalistes. « L’argent, c’est pas de la chance, c’est de la méthode ! » Dès lors, la banque telle la baleine avale l’agent par vague, qu’importe d’où vient l’eau. : cinéma (King Kong), voitures (Ford T), industrie de guerre (14-18). Seulement quand les réalistes se mettent à rêver, la réalité les rattrape. Octobre 1929, c’est la Grande Dépression. Très beau travail sur l’ensemble des pièces du décor. Léger, précis, indicatif…
Encore une fois, cette tresse historique à deux brins nous est contée avec passion et soulignée par un trio de musicien excellent.
Fort heureusement, la Seconde Guerre Mondiale est programmée. Pas trop tôt ! Une guerre demande des nerfs, la banque va lui en donner… enfin prêter. Ce très beau spectacle, encore une fois épais dans le temps et l’Histoire, porte un final qui pousse presque à la nausée… Les choses vont devenir obscènes, gluantes de profit à tout-va, par l’excès inspiré par la passion et l’orgueil. Sauver ses fins de mois en 1844 est recevable, menacer celle des autres en 2008 est coupable.
On le voit : les tragédies ne sortent pas toujours du sublime.
Jacques Sallin
Infos pratiques :
Chapitres de la chute, Saga des Lehman Brothers, de Stephano Massini le 7 février 2024 à L’Usine à Gaz de Nyon
Mise en scène : Thierry Romanens et Andrea Novicov
Avec Thierry Romanens, Dany Petermann, Alexis Gfeller (Piano), Fabien Sevilla (Contrebasse), Patrick Dufresne (Batterie)
Photos : © Mercedes Riedy – Virginie Pasquier
