Les réverbères : arts vivants

Le brochet, la perche et les poissons rouges

Le Squat, dans une mise en scène d’Isabelle Ispérian : une fable urbaine écrite afin de donner une leçon de vie autour du thème « vivre ensemble ». La compagnie amateure Le Théâtre du Hangar se produit à Troinex, jusqu’au 30 novembre.

Un brochet et une perche vivaient en bonne entente dans des eaux des plus clémentes. Ils décidèrent un beau matin de changer d’onde pour nager dans des régions autres et profondes. Un bernard-l’hermite trouvant la place belle et bonne, convia deux poissons rouges à barboter là où, désormais, il n’y avait plus personne. Le brochet et la perche, lassés des eaux mornes et étrangères, s’en retournent dans leur onde première. Voyant les deux poissons rouges dans leur demeure, le brochet vocifère et se met en colère, priant les deux squatters d’aller nager ailleurs, tandis que la tiède perche tempère l’ire du bretteur.

Noyer un personnage dans un monde qui lui est totalement étranger est un des moyens de créer du conflit entre un héros et un monde extraordinaire, au sens premier : pour le public c’est aussi l’occasion de se réjouir des aventures à venir. Les films Les Visiteurs ou Retour vers le futur en sont de parfaits exemples. C’est ce que nous propose Jean-Marie Chevret, auteur de cette fable urbaine à succès en plongeant des squatters dans l’aquarium de la bourgeoisie, provoquant ainsi le choc de deux mondes.

Le Théâtre du Hangar reprend cette comédie qui se refuse à la gravité en glissant, dans la banalité des choses et du langage, des répliques drôles et des ruptures féroces qui font mouche. Le monde bourgeois représenté par deux sœurs antagonistes : une « Cruella d’Enfer » bien tenue et une « Marie Ingalls » un peu pâlotte, vont devoir de guerre lasse se placer à la table des négociations face aux deux squatters plutôt sympas, naturellement paumés et étrangers.

Dans l’univers des négociations, force est de constater que la table est l’objet cardinal des approches heureuses ou des résolutions de conflits, alors que le canapé joue un rôle important plutôt dans les relations amoureuses ou de promotion.

Incontournable, le canapé – ici une méridienne. Cet éternel empêcheur de jouer la comédie en rond trône au beau milieu d’un espace divisé verticalement par des claies élégantes. Avec bonheur, la metteuse en scène (dont on connaît la créativité) joue habilement de cette situation en proposant quelques virevoltes qui portent à sourire, telle la promenade de la pelote de laine. Sympa ! Mais quoi qu’il en soit, favoriser la méridienne au détriment d’une table – il y en a bien une, petite d’ailleurs, reléguée à l’avant-scène côté cour – est un choix qui limite la circulation des personnages, lesquels ont dès lors de la peine à habiter le lieu. C’est également un parti-pris qui retire une possibilité de symbolique forte, avec le choix possible d’une forme ronde plus adaptée à la fluidité des choses.

Les meubles ainsi échangés, le va-et-vient des personnages auraient pu donner plus de sens à leurs déplacements ; les situations auraient reçu l’espace dont elles avaient besoin pour mettre en évidence les étapes du deuil, que le personnage de Maryvonne Dupré va vivre en abandonnant son égoïsme crasse au profit du « vivre ensemble », puisque c’est là tout le propos de cette pièce.

L’intérêt d’une négociation dans un spectacle provient de l’intensité du débat, des arguments fallacieux proposés et des contre-arguments iniques opposés. Ainsi, le public peut se délecter horriblement des ravages créés par l’entier des traits cyniques et féroces. Ici, la résistance finit par être tiède et l’on voit un pauvre brochet édenté, plus dans l’esbroufe que dans la menace, être assez rapidement convaincu par deux poissons rouges, sans que ceux-ci ne fassent rien d’autre que de jouer les « Cosette ». L’auteur nous propose de l’humour certes, mais il y manque un peu d’esprit de duel dont les mots seraient les armes des bretteurs et dont le public aurait dès lors pu jouir comme d’un jeu verbal. Car la morale de la fable du « vivre ensemble » demande au brochet un effort bien plus soutenu par une véritable et intime conviction que par de la simple acceptation des choses, un sentiment de bien-pensance qui semble d’ailleurs habiter l’esprit de la perche.

La troupe est généreuse, heureuse de jouer devant un public ravi de l’humour bien senti des situations proposées. Dirigé par une metteuse en scène qui accueille la salle à son image, donc avec douceur, chacun des comédiens a laissé une part de lui-même sur scène, et c’est bien ainsi que doivent être les choses.

Jacques Sallin

Infos pratiques :

Le Squat, de Jean-Marie Chevret, Théâtre du Hangar, du 12 au 30 novembre, chemin de Platton à Troinex,

Mise en scène : Isabelle Ispérian  

Avec : Ahmet Altinsoy, Fabienne Breccolini, Florence Burgi, Gilles Dentand, Lucile Monnerat, Délia Muller

Photos : © Jacqueline Michaud

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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