Les réverbères : arts vivants

Ces voix qui nous guident

Antigone devrait, pourrait… mais elle ne donnera pas son consentement. Dans Tu n’obéiras point,  présenté du 12 au 24 novembre au Théâtre du Galpon, Gabriel Alvarez accentue, d’un rouge vertueux, la volonté d’exister de l’héroïne mythique. Terrassant.

Être plusieurs

Les souhaits d’Antigone ébranlent Thèbes et l’extirpent hors des querelles tragiques, hors de la fièvre colérique de ses deux frères Polynice et Étéocle. Sa voix résonne au-dessus des conflits, elle appelle à la clémence, à la clarté, au partage des ressources, pour sa famille et pour son peuple. Cette figure présente, au-delà de ses aspirations multiples, des attaches parfois dissonantes. Qu’elle soit nièce de Créon, fille de Jocaste ou sœur d’Ismène – tous voient en elle un réceptacle pour leurs propres déceptions. Et ainsi porte, porte, porte Antigone, le poids des mémoires familiales. Ce soir, elle dit stop. Enfin, elles disent stop, car Gabriel Alvarez vêtit chaque personnalité d’Antigone d’une robe aux dégradés d’un rouge chatoyant. Notons ici le travail du couturier (Toni Texeira) incroyablement habile, soulignant parfaitement, par les compositions de tissus, les beaux traits des corps.

Ces femmes ne cachent plus leurs peines, elles les clament. Des dialogues polyphoniques et des moments de chœur installent les spectateurs au cœur d’un tribunal, dont l’unique coupable – le destin – sera accusé. Ce chant des temps anciens célèbre la cohésion surprenante de la famille que l’affrontement éreinte. Le chant survole d’ailleurs bien au-delà du temps de l’intrigue grecque, il fonctionne comme un rappel aux haines actuelles – intimes ou à l’échelle de nations –  auxquelles il ne faudrait succomber pour mettre un terme à ses tristes répétitions historiques.

Louvoyer, face au destin

Ce spectacle place la confrontation au premier plan. Elle est là, entre les spectateurs, qui, dès la chute du rideau central, se font face sur une scène bi-frontale. Elle éclate, lorsque Polynice tente de dissuader Euripide de quémander le sceptre de roi thébain – comme ils l’avaient d’abord convenu. La confrontation n’est plus seulement une affaire de famille pudique, elle devient un corps-à-corps, affichant les deux frères nus sous les yeux du public. Elle déborde, tandis qu’Ismène dévoile ses atouts féminins – fière et désespérée d’avoir pu donner la vie, reléguant la tragique destinée des Labdacides à l’arrière-plan. Une fois de plus, les costumes confortent les choix du metteur en scène : poussiéreux, salis, entachés par les affrontements incessants. Mais cette tragédie n’enfonce pas son triste glaive dans les cœurs ouverts du public. Tous marchent vers le trône, situé à l’extrémité de la scène, en suivant un tapis rouge qui sera plusieurs fois recouvert abruptement de planches en bois. Comme un élan porté vers d’autres priorités, celle de trouver de nouvelles pistes.

Le vent en poupe

À l’autre extrémité de la scène, Œdipe cherche sa route. Il tâtonne, avec ses lunettes blanches à la Michel Polnareff, pour ne pas trébucher. Il vient d’ailleurs et on traduit ses dires. Ses apparitions sont comme un rêve agité, font rire, tout comme les images que les Antigones ne cessent d’employer lors de leurs prises de parole. Elles blaguent, font plier les mots à leur volonté, c’est vulgaire, c’est trash, c’est repoussant. Mais c’est la langue qu’elles ont choisi, elles, et pas un discours prémâché par ceux d’en-haut, venu du ciel ou du trône. Ici, on s’affirme et on apprécie le caractère tranché de cette prise de position. Antigone est une renaissance et balaie devant elle les cendres des échecs. D’ailleurs, la plus combative d’entre elles, n’a de gêne de se poser sur deux énormes roues de tracteurs, proche d’Œdipe, comme deux épaves de temps passé. Cette touche moderne insiste une fois de plus sur le caractère dévasté de la famille. Mais aux côtés d’un tonneau, signé Monsanto, Antigone va plus loin que les assassins des plaines, du monde ou de Thèbes. Elle sillonne sur son propre chemin, désormais.

Antigone est aussi ici : Fleurs de crachat de Catherine Mavrikakis et ici :  Antigone d’Henry Bauchau.

Laure-Elie Hoegen

Infos pratiques :

Tu n’obéiras point d’après Antigone, de Gabriel Alvarez du 12 au 24 novembre au Théâtre du Galpon.

https://galpon.ch/saison/tu-nobeiras-point/

Mise en scène : Gabriel Alvarez

Avec Clara Brancorsini, Marie Brugière, Alexandra Gentile, Arnaud Mathey, Sebastien Olivier, Justine Ruchat, Hèctor Salvador, Solange Schifferdecker

Photos : © Elisa Murcia Artengo

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

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