Le clic clac de l’encrier
Une anamnèse collective – Apepipopup !, une poésie de la photo de classe – un spectacle de Pierre-Isaïe Duc au Casino Théâtre de Rolle – c’était à voir le 10 octobre 2024.
Parfaite incarnation de la nostalgie éprouvée face à l’enfance, la photo de classe fait remonter de nombreux souvenirs.
L’objet sort en premier des cartons, de l’album, puis de sa mémoire. La photo de classe – noir/blanc pour les plus anciens, en couleur pour les générations suivantes, peut-être en hologramme plus tard, c’est – la référence s’impose – une madeleine pour beaucoup. Et tellement que de cette photo de classe, on en avait fait il y a long, une émission de télévision : Avis de recherche. Les souvenirs reviennent… mais lesquels ?
Afin de caler les mémoires dès le début du spectacle, le narrateur (Pierre-Isaïe Duc) « rebouille » comme le disent les anciens, la mémoire des gens du public. Cela commence par « souvenez-vous » de votre pupitre d’école. On dirait du Georges Perec (Je me souviens, un recueil de bribes de souvenirs) à la deuxième personne du pluriel. Et chacun de retrouver « son » pupitre. Plume sergent-major, encre violette, encrier de porcelaine, encrier avec fermeture et son fameux « clic-clac », puis plus d’encrier du tout. Le narrateur a ouvert la boîte à souvenirs et les temps qui les accompagnent. Les légendes vont fleurir. L’ouverture du spectacle est habile.
Le récit est tendre, poétique… c’est celui de la nostalgie. Pourrait-il en être autrement ? Oui, s’il y avait encore de la colère… Les déchirures du monde, le narrateur s’en souvient. Des siennes, de celles des autres car Pierre-Isaïe Duc incarne sans différentiation les mômes de sa classe.
Une classe, c’est les copains et dans le microcosme du village, c’est aussi des voisins. À la cloche, la vraie avec son battant, le groupe classe se divise garçon-fille, copain du haut, copain du bas du bled. Dès lors, le narrateur passe sur tous les sujets importants : les copains, les bonne-amies, les premiers baisers, le futur : je serai policier, je serai médecin et la mort : ma grand-mère est morte devant moi. Et l’on sent dans la salle que des milliers d’images surgissent en pagailles, issues des profondeurs de la mémoire de chacun. Émotion collective.
Ce qu’il y a d’intéressant dans ce spectacle, c’est qu’il retire parfois la poussière qui couvre ce temps des vertes années en atténuant telle la neige les bruits sourds des souffrances. En plus des règles sur les doigts et des gommes volantes rectificatrices de chahut, il y a le regard. Le regard des grands, des parents, des maîtres et maîtresses d’école, régents, régentes selon les cantons qu’ils portaient sur les mômes d’alors a laissé des traces. Il ne fallait pas faire tant d’histoires !
Eh bien si. Il y avait de quoi en faire des histoires. Et tellement que le narrateur les évoque. Une histoire de honte, tel cet épisode de nudité où une écolière, sous l’autorité scolaire, s’était mise torse nu pour raison de cours de sciences naturelles. J’étais déjà formée… La honte, trente ans plus tard n’a pas disparu. Un très beau tableau qui possède une conclusion à double composante : violence et souvenirs. Définition première de la nostalgie.
« Vous vous souvenez… vous imaginez ! » le public se souvient. Chose encore plus étonnante dans ce spectacle, c’est que les souvenirs semblent identiques, alors qu’il est évident que chaque souvenir est reconstitué, la mémoire et l’imagination ne faisant qu’un. Force est de constater que les souvenirs recomposés constituent une grande part du collectif d’une génération où le réel d’alors se perd dans la légende. Une part d’imaginaire qui pourrait laisser croire que c’était mieux avant.
Pierre-Isaïe Duc a laissé remonter à la surface l’entier des choses. C’est là que réside la force de ce spectacle qui laisse les vérités crues, sans regret les dentistes de 1950 et abandonne les souvenirs du temps de la craie et du tableau noir pour ne garder que la joie d’avoir vécu.
Jacques Sallin
Infos pratiques :
Apepipopup !, de Pierre-Isaïe Duc, au Casino Théâtre de Rolle, le 10 octobre 2024, puis au Grütli du 15 au 19 octobre 2024.
Avec Pierre Isaïe Duc
https://www.theatre-rolle.ch/programme/apepipopup/
https://grutli.ch/spectacle/apepipopup/
Photos : © Florence Zufferey