Les réverbères : arts vivants

Le Misanthrope : la froideur du jeu en société

Dans un décor magnifique, au théâtre de Carouge, on joue le Misanthrope de Molière : mais si le décor est somptueux, il ne l’est qu’en apparence. Il suffit de gratter un peu pour se rendre compte que les conversations qui s’y tiennent ne sont que façade et paroles en l’air. Un homme, un seul, voudra casser les codes de cette société : Alceste, l’atrabilaire amoureux 

Alceste aime l’honnêteté et le choix des mots justes. Pourtant, ce dernier ne peut s’empêcher d’aimer Célimène, une jeune femme qui joue avec les mots et les prétendants. Elle incarne ce qu’Alceste exècre : la flatterie et la fausseté des rapports de société. Dans un ultime soubresaut, avant de quitter ce monde de coquetterie et d’apparence dont tout le monde s’accommode, Alceste aimerait que Célimène le choisisse entre tous, avec franchise.  

Les arbres sont couverts de neige, et le public frissonne, rien qu’en regardant la scène. Tout y est froid : la lumière, les murs blancs, le carrelage en damier noir et blanc, les échanges entre les hommes et les femmes de cette pièce.  

Dans le Misanthrope mis en scène par Alain Françon, on peine à trouver un peu de chaleur humaine. Tout n’y est qu’apparence, politesse et persiflage, à tel point que le moindre sentiment, s’il n’est pas feint, ne peut être que brûlant, s’il veut percer la couche de glace dans laquelle s’est figée toute la bonne société.  

Il en va ainsi d’Alceste, qui, tout au long de la pièce, s’agite, s’emporte, enrage, bouillonne et « s’échauffe la bile » à trop vouloir « qu’on soit sincère » et « qu’on ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur ». Il finira, par choisir l’exil en plein désert où, s’il n’y trouvera pas l’amour du genre humain, goûtera au moins à l’authenticité de la pleine solitude.  

Qui va à la chasse, perd sa place 

C’est dans une ambiance glaciale, où chacun s’adresse la parole avec le plus grand détachement, que se déroule le jeu de chaises musicales auquel se prêtent tous les gens de la société : il faut forcément faire tomber l’autre de son assise, si l’on veut garder sa place autour de Célimène, meneuse de ce manège. 

C’est d’ailleurs uniquement les sièges que l’on déplace au fil des actes. Dès que les projecteurs se rallument, le spectateur découvre un nouveau tableau, constitué des seuls fauteuils : là, la banquette bordeaux, ici, la banquette bleu ciel et, à l’écart, dans la pénombre, un tabouret.  

Chaque nouvelle configuration appelle un certain nombre limité de joueurs : tantôt, tous auront leur place (Célimène : « Oui. Des sièges pour tous. »), tantôt certains seront mal assis, tandis que d’autres auront momentanément les places au premier rang et que certains resteront toujours entre deux chaises.  

Comme Alceste, qui prend ce jeu très au sérieux alors que tout le monde « se prête au jeu », accepte la mascarade pour ce qu’elle est. Malgré tout ce qu’il pense de ces faux-semblants, il ne peut s’empêcher d’être de la partie. Et, sur son tabouret, à l’extérieur du plateau de jeu, il contemple avec consternation le ballet des marquis et d’Oronte et nourrit l’espoir de changer les règles de ce jeu (de société). En vain. 

Jouer, jusqu’au bout, la comédie 

Pourtant, si les protagonistes acceptent tous les contraintes de la partie, il n’en reste pas moins que ceux qui laissent entrevoir un peu de sincérité, ceux qui auraient pu suivre l’utopie d’Alceste, finissent tous par perdre. La vieille Arsinoé est plus lasse qu’heureuse, dans cette mise en scène, lorsqu’elle voit sa jeune rivale, Célimène, tomber. Philinte (ami d’Alceste) et Eliante (cousine de Célimène) forment un bien sinistre couple puisque cette dernière n’a récolté que l’indifférence d’Alceste et fini, au bras de Philinte, dans une tenue noire, endeuillée. Célimène, reine déchue, se fait petit à petit happer par la pénombre de sa propre maison et contemple, depuis sa fenêtre, les feux d’artifice de la ville.  

Seuls ceux qui se fondent parfaitement dans les normes de la société, ceux qui n’ont jamais fait aucun écart par rapport aux règles du jeu et n’ont jamais prononcé un mot qui venait du cœur, ceux dont le costume se confond littéralement avec la place qu’ils occupent (dans la dernière scène, Oronte est vêtu d’un costume bleu ciel et l’un des marquis porte, quant à lui, une veste bordeaux, ces deux couleurs étant exactement celle des sièges sur lesquels ils sont), semblent s’en sortir avec légèreté : qu’importe s’ils doivent se tourner vers d’autres Célimène, tout ceci n’est qu’une comédie dénuée de sentiments. Une comédie où les rapports sociaux calculés, feints, se reflètent d’un bout à l’autre de cette mise en scène.  

Joséphine le Maire 

Informations pratiques :  

Le Misanthrope de Molière, du 8 janvier au 9 février 2019 au Théâtre de Carouge (La Cuisine – rue Baylon) 

Mise en scène : Alain Françon 

 Avec David Casada (Clitandre), Pierre-Antoine Dubey (Acaste) , Daniel Dupont (Du Bois), Pierre-François Garel (Philinte), Gilles Privat (Alceste), Lola Riccaboni (Eliante), Régis Royer (Oronte), David Tuaillon (Basque), Dominique Valadié (Arsinoé), Marie Vialle (Célimène) 

 http://tcag.ch/saison/piece/le-misanthrope/60/ 

 Photos : ©Michel Corbou 

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