Les réverbères : arts vivants

Un monde meilleur, vraiment ?

Samedi au CPO à Lausanne avait lieu un spectacle un peu particulier : une adaptation théâtrale du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, en version bilingue langue des signes et français, soutenue par l’association S5 et produit par l’IVT.

Le meilleur des mondes, c’est un roman d’anticipation écrit en 1931. La nouvelle société en place est froide, toute émotion y est prohibée. Les enfants naissent dans des éprouvettes et chaque groupe d’individus est génétiquement conditionné. Cinq catégories, des Alphas aux Epsilons, coexistent. Les premiers représentent l’élite, alors que les derniers sont cantonnés aux travaux pénibles. Entre deux, les trois autres groupes effectuent le restant des tâches nécessaires au bon fonctionnement de la société. Quelques « sauvages » vivent encore dans des réserves à l’extérieur de la ville. Au cours d’une excursion dans l’une de ces réserves, deux Alphas font la rencontre de John, un homme né par fécondation naturelle – désormais interdite – et élevé dans un village indien. Fascinés par cet homme, ils décident de le ramener au sein de la société moderne. Tout va alors changer…

Une ambiance particulière

Avant le spectacle, l’ambiance était déjà particulière. Dans le bar du théâtre, pourtant rempli de monde, presque pas un bruit. La majorité du public est sourde. Tout le monde ou presque communique en langue des signes. Les gestes se multiplient, la parole n’est pas orale. On se rend immédiatement compte que ce spectacle ne sera pas comme ceux qu’on a l’habitude de voir…

Une réflexion sur la différence

Dans cette adaptation, deux comédiens sont sur scène : l’un est sourd et s’exprime en langue des signes, l’autre est entendant et parle français. Ils incarnent chacun plusieurs personnages. John (Olivier Calcada), en plus d’être sauvage, est également sourd. Sa différence est ici marquée par une manière inhabituelle – pour la société moderne de la pièce – de s’exprimer. Un élément est particulièrement frappant : l’Alpha, incarné par Alexandre Bernhardt, parle un langage standardisé sur le modèle occidental, académique, plein de réflexion. En opposition, John s’exprime avec ses émotions. Tous les mots qu’il emploie sont empreints d’une symbolique et d’une gestuelle particulière, accompagnés par des expressions du visage qui donnent une profondeur supplémentaire à ses propos. Par moments, en fond de scène, Alexandre Bernhardt explique ce que John est en train de dire. D’autres fois, il le laisse communiquer pendant de longues minutes, dans un silence complet. La langue des signes prend alors tout son sens. Qu’on y soit initié ou non – à l’exception des quelques nouveaux signes inventés pour le contexte de la pièce et expliqués au début – tout le monde est pendu à ses gestes et parvient à comprendre de quoi il est question, sans jamais détacher son regard.

Et alors que la société fait tout pour contrôler les émotions et la sexualité, au moyen de drogues de synthèse, John refuse de s’y plier. Il veut être libre de ses émotions, libre d’être parfois malheureux, de ressentir la douleur, pour pouvoir apprécier les moments de bonheur à leur juste valeur, connaître le sentiment d’être heureux. Au fond, ce « sauvage » n’est-il pas plus humain que les membres de cette société, enfermés dans leurs carcans ? La réflexion est bien là : ce sauvage a beaucoup à apporter à la société. Il ouvre les yeux à deux Alphas, leur permettant de s’épanouir et de voir les défauts de leur monde soi-disant meilleur. Symboliquement, le sauvage étant sourd, la pièce montre que ces personnes peuvent apporter, à leur manière, et ne doivent pas être rejetées. On peut étendre cette réflexion à la différence en général, quelle qu’elle soit : au lieu de vouloir intégrer les personnes différentes, en les amenant à s’adapter à notre manière de fonctionner, il vaudrait mieux les inclure, en acceptant leur singularité, en s’adaptant pour qu’elles puissent s’épanouir et vivre avec leur différence, en tâchant de comprendre ce que celle-ci peut nous apporter.

L’apport de la langue des signes dans le théâtre

Si la réflexion a un aspect sociétal, on peut également se demander ce que la langue des signes peut apporter au théâtre. Noha El Sadawy, la médiatrice culturelle de l’association S5, me disait que « [la langue des signes] est à la fois poétique et axée sur des techniques visuelles, qui mêlent le rythme, les paroles, la gestuelle du corps et des mains, que l’on ne trouve pas dans une langue orale[1]. » Rien ne vaut l’expérience d’un tel spectacle pour comprendre à quel point ses mots sont justes. Il y a d’abord une performance physique hors du commun. Si l’on peut aussi souligner celle d’Alexandre Bernhardt, qui se démultiplie pour interpréter foison de personnages, c’est bien Olivier Calcada qui impressionne par tout ce qu’il parvient à transmettre sans parole. La langue des signes apporte une véritable profondeur, donnant une dimension nouvelle au texte, parce qu’elle ne passe pas par la réflexion du cerveau, mais touche directement en plein cœur, parlant aux émotions du spectateur. On évoquera les vers de Shakespeare, imagés magnifiquement par la langue des signes, dans un aspect visuel qu’on n’a pas l’habitude de voir. La poésie, si chère au théâtre, est là aussi. La gestuelle ajoute aux mots pour emmener le spectateur dans un univers nouveau et magnifique.

En guise de conclusion, je tiens à remercier l’association S5 pour avoir soutenu ce projet, mais également l’IVT, qui l’a monté. Le texte d’Aldous Huxley, s’il a plus de 80 ans, garde toute son actualité et sa force. En incluant la question de la surdité, ce sont toutes les différences et leur gestion par la société qui sont mises en questions, dans une réflexion que nous devrions tous avoir. On peut également se demander pourquoi on ne trouve pas plus de théâtre en langue des signes par ici. Cette langue a véritablement sa place dans nos institutions, elle apporte une plus-value aux textes, les sublime par des moyens inédits, rendant toute sa dimension poétique au théâtre.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Le meilleur des mondes d’après Aldous Huxley, adaptation d’Alexandre Bernhardt et Olivier Calcada, le samedi 12 janvier 2019 au Centre Pluriculturel d’Ouchy.

Avec Alexandre Bernhardt, Olivier Calcada et la participation d’Emmanuelle Laborit, Sophie Scheidt et Lucie Lataste.

Production : IVT – International Visual Theatre

http://www.s-5.ch/promotion-culturelle/theatre/

Pour en savoir plus sur l’association S5 : http://www.s-5.ch/

Photos : © IVT

[1] Extrait de l’interview de Noha El Sadawy, parue le 10 janvier 2019 sur notre site : http://lapepinieregeneve.ch/association-s5-pour-un-pont-entre-sourds-et-entendants/

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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