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Le Prophète aux deux mains gauches

En 2011 sortait aux éditions Faim de Siècle et Cousumouche un livre irrévérencieusement blasméphatoire et redoutablement drôle : Les Maux du prophète, de Mark Levental. Ou, quand le Christ est de retour sur Terre… et débarque à Genève. À lire si vous n’avez pas froid aux yeux !

« Il nous semblait vital qu’il soit similaire à ses semblables. Vous semblez sceptique, Gabriel. Et pourtant, cet homme est Celui par lequel la lumière arrivera. Je sais bien qu’il n’a pas l’air d’en avoir l’air, là, en train de mâcher son sandwich au thon face à son écran, mais vous devez nous faire confiance. » (pp. 12-13)

Jésus revient

Genève, 2000 mille ans (et des miettes) après Jésus-Christ.

Genève, avec son Jet d’eau, ses ruelles pavées, son Usine qui résonne de concerts, ses rues basses et ses restaurants de luxe. Genève, avec sa zone industrielle, ses no man’s lands bétonnés, ses banlieues, ses bars… Genève, en somme, où se joue l’avenir spirituel de l’humanité.

Tout commence, comme bien souvent, par une bonne intention. C’est un fait : avec l’avènement de la science, la cadence trépidante du monde moderne et la capacité phénoménale de l’humain à tout remettre en question… le monde ne sait plus où il va. Il lui faut un Guide pour le remettre sur les rails, un Esprit éclairé capable de le guider, un Messie aux paroles inspirées – un Prophète qui éclairera l’humanité. Ce Prophète existe. Il est Genevois et s’appelle Gérard Cruchon.

Lancé sur Terre par un troupeau d’anges persuadés d’agir pour le mieux, Cruchon le Prophète n’a connu ni crèche, ni Immaculée Conception. En fait, rien ne le distingue de ses semblables : employé de bureau un peu bedonnant, il s’ennuie devant son écran et fait des parties de solitaire. Il boit des bières et regarde Secret Story. Peu glorieux pour un Créateur incarné, non ? Pourtant, Gérard est conscient de son destin… c’est même ce qui l’empêche d’y adhérer. Messie n’ayant rien demandé, il craint ses pouvoirs et refuse son rôle. Sauver l’humanité, lui ? Allons donc ! Il ne saurait même pas par quoi commencer. Pourtant, quand les circonstances se font pressantes (un peu aidées par un certain Lucifer), il ne peut plus reculer.

Gérard Cruchon, Genevois sans charisme, Prophète avec deux mains gauches, va devoir s’y mettre. De bourdes en miracles, le monde n’a qu’à bien se tenir : cap sur le Cruchonisme !

Le sacré déboulonné

Les Maux du prophète, c’est un livre qu’on choisit d’abord à sa couverture – iconographiquement iconoclaste ! En l’ouvrant, on tombe nez à nez (ou verre à verre) avec des personnages improbables : Gérard Cruchon, condensé de cynisme, de lâcheté, de maladresse, a quelque chose de pataud et d’assez touchant. Comme Prophète, il est totalement nul. Se multipliant lui-même mais subissant les débordements éthyliques de ses nouveaux Lui, changeant l’eau en vin dans les gobelets en plastique de l’Usine, ordonnant à un chat écrasé « Lève-toi et miaule »… il ne fait rien comme tout le monde – et s’en mord les doigts. Mark Levental trace le portrait irrévérentieux et humoristique de l’omnipotence divine. « On ne naît pas Messie, on le devient », pourrait constituer l’avertissement liminaire de son roman – avertissement auquel il faudrait rajouter « si on a de la chance ». Car la chance, c’est justement ce qui manque à son héros.

Inutile de chercher du grand style dans Les Maux du prophète : on lit d’abord pour connaître la fin de l’histoire – et c’est très bien comme ça. Une bière dans une main et un bon second degré dans l’autre, voilà ce qu’il faut pour apprécier l’intrigue. Si on regrette parfois que certaines pages ne soient pas plus léchées, on oublie vite ce détail en déambulant dans les lieux familiers qu’évoque Levental : Genève, comme si on y était ! Pourtant, quelques pages retiennent l’attention par l’analyse discrète qu’elles soulèvent. Ici, une approche sociologique de Meyrin :

« À mesure que ses pas l’éloignaient de la cité, il constatait que Meyrin avait changé. La méfiance s’insinuait dans les rapports. Chaque ethnie ou presque avait trouvé un appartement sur la commune, mais sans se mélanger aux autres. Pire encore, les immigrés avaient bâti la ville, excluaient les nouveaux. À bien y penser, c’était assez curieux. Chaque vague d’immigrés avait dû subir un bizutage cruel et implacable. Les Italiens durent serrer les dents. Puis, ce fut au tour des Espagnols. Leurs enfants n’étaient pas les derniers à tourmenter leurs camarades de classe portugais. Sales Portos, entendait-on partout, du flic au prof. Et maintenant, ceux-ci participaient à l’intolérance générale. Les sales Africains, les sales Arabes, sans même parler des migrants balkaniques. Donc, chacun dans son coin, mais unis dans l’effort de guerre. Sauvegardons le pedigree ! » (p. 29)

Et là, Lucifer diagnostique les maux de l’humanité :

« Tu crois vraiment que je suis capable d’imaginer la bombe atomique ? Tu me fais rire, Michel. Tu est aussi naïf que ces hommes qui voient en Auschwitz et Sarajevo la manifestation terrestre du diable. La vérité, c’est que ces temples de l’horreur sont les œuvres des hommes, toujours prêts à déchaîner leur imagination pour massacrer leur prochain, pour parfaire leur cruauté, asseoir leur domination. Et tu sais pourquoi ? Parce que ce sont des hommes, voilà tout. […]  Chacun de ces hommes est guidé par son envie de faire le bien, à votre image. Certains plus que d’autres. Le bien à tout prix. Par tous les moyens ! Et crois-moi, Michel, et toi aussi, Gabriel, les chemins qui mènent à mon royaume sont pavés de bonnes intentions. » (p. 55)

Dans ces conditions, on ne peut que souhaiter bonne chance au Prophète Gérard Cruchon – et éclater de rire en lisant ce roman paru aux éditions Faim de Siècle & Cousumouche ! Amen.

Magali Bossi

 Référence :

Mark Levental, Les Maux du Prophète, Genève, Faim de siècle et Cousumouche, 2011.

Photo : © Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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