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L’énigme Jaccoud : autopsie d’une affaire qui a défrayé la chronique

« Le phénomène est bien connu. On projette nos désirs et nos ambitions sur des personnages publics. Leur succès est un peu le nôtre. Et puis survient la faute, le faux pas qui déçoit et l’enfant chéri devient l’homme à abattre. On se sent trahi, on regrette d’avoir applaudi, d’avoir fait confiance. On accepte mal l’imperfection de celui qui portait nos espoirs. Alors on l’humilie si on peut ; on l’abandonne souvent. Le héros porté aux nues est soudain désacralisé. Plus haute était la position, plus rude est la chute. Jaccoud est seul. » (p. 182)

L’affaire Jaccoud – ainsi qu’on l’a nommée – a défrayé la chronique dès 1958. Le 1er mai, Charles Zumbach est assassiné à son domicile de Plan-les-Ouates. Rapidement, les soupçons se tournent vers Pierre Jaccoud, un notable de la place, qu’on voyait déjà conseiller fédéral dans les années à venir… Tout Genève s’embrase : l’opinion publique se délecte de la situation, la presse en fait ses choux gras, et ce même jusqu’en France ! Le verdict tombe finalement et l’ancien avocat est condamné. Il passera toute sa vie à clamer son innocence.

C’est de cette affaire que s’empare Corinne Jaquet dans L’énigme Jaccoud. Revenant à ses premières amours, la romancière a mené l’enquête pendant deux ans, lisant tout ce qu’elle pouvait sur le sujet : de la procédure pénale enfin accessible aux articles de presse, en passant par les romans et autres ouvrages publiés sur cette affaire. Elle retrouve, le temps d’un livre et avec le talent et la personnalité qu’on lui connaît, son métier de chroniqueuse judiciaire. Sans prendre parti – ou presque – elle retrace dans les 300 pages de cet ouvrage toutes les étapes de cette affaire, du meurtre au procès, avec un grand focus sur l’enquête. Elle n’oublie pas non plus d’illustrer tout ce que cette affaire a entraîné, notamment le déchaînement des passions dans la presse et tous les soucis que cela a entraîné…

« Jean-Noël Cuénod, le fils du juge ayant présidé la Chambre ce 23 juin 1958, se souvient du retour de son père dans son foyer en fin de journée. ‘’C’est la seule fois où j’ai vu mon père pleurer’’, se souvient le journaliste, auteur et poète, qui fut aussi chroniqueur judiciaire. Cela démontre l’ambiance qui entourait l’affaire. Pour le collège des juges, pour tout le Palais de justice et le Barreau, la mise en cellule du bâtonnier Jaccoud est un événement totalement tragique. » (p. 104)

C’est bien là que réside tout l’attrait de ce livre : parler d’une affaire célèbre dans le milieu genevois, mais dont les moins de 30 ou 40 ans n’ont pas conscience. Je dois l’avouer, avant qu’elle ne m’en parle, je n’avais aucune idée de ce qui s’était passée, ou alors que de nom. Avec le talent de la romancière, Corinne Jaquet parvient dans L’énigme Jaccoud à nous tenir en haleine tout du long, tout en donnant des renseignements qu’on n’aurait pas dans un polar. Autrement dit, elle construit cette longue chronique judiciaire à la manière d’un roman, sans entretenir le suspense. On a pourtant toujours envie de connaître la suite, tant cette affaire passionne. C’est dans cet aspect qu’on reconnaît bien l’auteure : elle sème par-ci par-là quelques jugements de valeur qui nous sortent d’une chronique purement factuelle. Ces moments apportent souvent une touche légère dans une affaire qui est loin de l’être : « Pierre a tant de connaissances à partager. Peut-être aime-t-il éblouir (c’est un homme après tout !) » ? (p. 44) Mais c’est ce qui fait la personnalité de Corinne Jaquet et qui nous fait aimer ses écrits !

« On a beaucoup dit, dans cette affaire, que Pierre Jaccoud avait bénéficié d’autres droits que le commun des prévenus. Ce qui est certain, c’est que l’énormité de l’accusation qui touchait ainsi un notable de la cité a bouleversé les pratiques. » (p. 75)

Car cette histoire, c’est avant tout celle d’une chute. Tous les indices concordent pour accuser le bâtonnier Jaccoud, et pourtant, il continue d’être défendu par bon nombre de notables et de clamer son innocence. C’est lui-même qui, dans un premier temps, fera intervenir la presse. Celle venue de France lui fut d’ailleurs, au début du moins, largement favorable. Mais la chute étant inéluctable… Cette affaire nous offre au moins deux grands enseignements : d’abord, et nous l’avons déjà évoqué, la chute a été d’autant plus brutale que Pierre Jaccoud était un homme influent et profondément respecté pour son travail. L’image de l’homme qu’il était a été passablement écornée, et on en apprend de belles, notamment sur son rapport aux femmes et l’image qu’il peut avoir d’elles. Ensuite, c’est la première dans laquelle la presse est autant intervenue, à un niveau international et de tout bord (des articles ont été publiés dans Paris Match notamment). Cette intervention a radicalement changé la façon de voir la justice, qui devient publique et implique de nombreux concitoyens qui s’intéressent à l’affaire.

« Les cocottes endimanchées qui se pressent au balcon oublient trop souvent qu’elles assistent à un jugement pour assassinat. Comme beaucoup de monde dans la salle, elles ont perdu de vue le malheur que vit la famille Zumbach. » (p. 166)

Si l’affaire a pris le nom de l’assassin – et cette chronique, de fait, également – il ne faut pour autant pas oublier qu’il y a des victimes. À commencer par Charles, assassiné à son domicile, mais surtout sa famille qui doit non seulement vivre son deuil, mais également faire face aux nombreux articles de presse, parfois mensongers. Corinne Jaquet nous apprend notamment que la page Wikipédia de l’affaire mentionne un important trafic dans lequel aurait été impliquée la victime. Trafic qui n’a jamais été prouvé et dont aucun indice tangible ne peut confirmer la piste. Lorsqu’une affaire devient publique, les calomnieurs sont prêts à tout pour défendre leur camp… Autre victime dans cette affaire : Linda Baud. Elle entretenait une relation amoureuse sincère (qu’elle développe dans un roman) avec le prévenu avant de le quitter. Elle aurait ensuite fréquenté le fils de Charles Zumbach, et le meurtre de ce dernier pourrait bien y être lié, bien qu’aucune preuve de ce lien n’ait pu être établie. On le voit, les victimes collatérales sont nombreuses.

« On peut en effet se poser la question : l’affaire aurait-elle connu une telle ampleur si Jaccoud n’avait pas été Jaccoud ? » (p. 34)

La question est en droit d’être posée, et n’est pas sans rappeler d’autres affaires (proches de nous), plus récentes, impliquant certains politiciens et souvent de l’argent… Ce qu’on retient en tout cas de cette affaire, qui reste une énigme ainsi que l’évoque le titre, c’est qu’on n’aura jamais vraiment le fin mot de l’histoire : Pierre Jaccoud était-il vraiment coupable ? Et surtout pourquoi ? À travers toute la complexité de cette affaire, brillamment expliquée par Corinne Jaquet, on retient en tout cas que la presse a pu jouer un rôle fondamental, comme la notoriété de l’accusé et que, sans cela, il n’y aurait sans doute jamais eu d’affaire Jaccoud… Je conclurai en laissant la parole à Corinne Jaquet qui, même si elle a tout fait pour retranscrire au mieux et le plus fidèlement possible tout cette affaire, n’a pu s’empêcher de prendre un peu parti. Car, derrière la chroniqueuse judiciaire et la romancière, il y a avant tout un être humain. Et l’on ne peut rester indifférent devant ce que l’on découvre de Pierre Jaccoud :

« Depuis deux ans, j’ai lu absolument TOUT ce que j’ai pu trouver sur l’affaire. J’ai voulu écrire sans parti pris. Je n’y suis pas totalement parvenue et j’en suis consciente. Pierre Jaccoud ne m’a pas convaincue. Je regretterai longtemps la fois où, jeune journaliste à La Suisse et préparant une série d’été sur les grands procès de l’histoire genevoise […], j’ai été en communication téléphonique avec l’ancien bâtonnier à qui je n’ai pas eu l’audace de demander un rendez-vous. […] Après un court silence, il a articulé lentement : ‘’Nous sommes bien d’accord : vous n’avez pas l’intention de parler de mon affaire ?’’ Était-ce une menace ? J’ai balbutié que non, certainement pas. […] Je m’en voudrai longtemps de n’avoir pas, il y a trente-deux ans, résisté à cette voix grave et sentencieuse. Mais j’ai fini par lui désobéir. Et j’en suis fière. » (pp. 271-273)

Fabien Imhof

Référence : Corinne Jaquet, L’énigme Jaccoud : un procès il y a soixante ans, Genève, Slatkine, 2020, 288 p.

Photo : © Fabien Imhof

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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