Les femmes et le pouvoir en trois opus par Gaetano Donizetti
Anna Bolena, du pouvoir à la guillotine
Premier volet de la Trilogie des Tudors, Anna Bolena composé par Gaetano Donizetti, a donné sa dernière représentation ce mercredi 26 juin au Grand Théâtre de Genève, en alternance avec Marie Stuart et Roberto Devereux tout au long du mois de juin 2024.
Créé en 1830 à Milan, Anna Bolena, accueilli chaleureusement par la critique de l’époque, fut pourtant un opéra laissé pour compte pendant de nombreuses décennies, jusqu’à sa reprise en 1947 au Gran Teatre del Liceu de Barcelone.
« Le rôle-titre fut écrit pour la grande Pasta […] D’une effroyable difficulté technique et psychologique, il exige une voix exceptionnelle et figure parmi les plus beaux portraits féminins de l’histoire »[1]
La malédiction du pouvoir
Anna Bolena (Anne Boleyn) épouse d’Henri VIII, déchante d’un pouvoir qu’elle a souhaité et obtenu. Amoureuse de son ami d’enfance Lord Ricardo Percey, elle le délaissera au profit d’un mariage d’intérêt, qu’elle regrettera amèrement. Pour ne rien arranger le Roi, son époux, est follement amoureux de sa dame de compagnie Jane Seymour, qui le lui rend bien mais qui ne consent à rester sa maîtresse. Elle veut un mariage. Le roi s’offusque d’abord, puis consent. Pour cela il faut annuler le premier mariage, mais un roi doit trouver une bonne raison. C’est ainsi que Anna Bolena est conduite à l’échafaud pour adultère avec Lord Percey. Jane ne veut dès lors plus épouser le roi car elle ne veut pas de ce sacrifice horrible qu’est la mort d’Anna, la Reine, son amie. Là-dessus Lord Percey, nourrissant encore de fiévreux sentiments pour la reine, se croit bien inspiré en déclarant qu’il fut autrefois l’époux d’Anna.
Tout ce petit monde s’entrechoque à grands coups de culpabilité, d’amour, de souffrances, de mensonges et de cruauté. Un biotope extrêmement favorable au beau chant, un vivier de sentiments dont le bel canto raffole. C’est donc subjugué par le parcours olympique du rôle-titre et de sa rivale qu’on arrive au dernières divagations d’Anna Bolena affrontant sa mort prochaine.
Par quoi commencer ? Autant on se laisserait emporter par ce drame fait d’amours contrariées et déçues où la vocalità est à son comble, autant par moments la mise en scène interroge et barre la route aux transports des spectateur·ice·s. Les gestes convenus, ou pire, une absence de jeu finit par désincarner Anna, cette femme au repentir pourtant si douloureux.
Par ailleurs, même si la voix d’Elsa Dreisig est spotless malgré la difficulté de la partition, même si toutes les notes sont conduites avec un sublime legato et une justesse sans faille, ainsi qu’une égalité de timbre dans les aigus et les graves, et bien Anna n’est pas là. Le timbre, beau certes, n’est pas celui qu’on attend pour ce rôle, celui d’un soprano dramatique colorature. On ne sent pas l’âme, ni les tripes de ce personnage tourmenté. En face Stéphanie d’Oustrac et son magnifique timbre de mezzo-soprano dramatique, est plus crédible dans sa pelisse de désespoir et de culpabilité, mais cette fois encore les gestes convenus et autres codes scéniques de l’opéra (qui datent … ) finissent par discréditer ce désespoir caricatural.
Le plateau masculin est inégal. Alex Esposito, baryton-basse (Henri VIII d’Angleterre) possède la voix incisive et ferme que nécessite le rôle. Le ténor Eduardo Rocha, Lord Percey, s’agite malheureusement beaucoup pour un résultat peu convaincant, en revanche, même s’il n’a pas la sécurité et l’amplitude vocale que demande cet immense rôle, il en assume toutes les difficultés de bout en bout. Quant au jeune William Meinert, Lord Rochefort, frère d’Anne, on le sent emprunté et vocalement encore timide.
Une mise en scène à plusieurs vitesses
Mariame Clément, la metteuse en scène, a choisi une mise en scène classique avec un lieu unique : un château quelque part en Angleterre enserré dans une nature toujours présente, paysage de forêt où la lumière change au gré des heures et des évènements. Ce sont des tableaux charmants qu’habitent les protagonistes, qui contrastent avec l’âpre tragédie qui s’y déroule. Le chœur (indéfectiblement au top !) est toujours proche, s’investit, prend parti et la petite Élisabeth est là, cette fois non plus comme une apparition, mais spectatrice de l’exécution de sa mère Anna Bolena. Serrée dans les bras à tour de rôle par Anna et Jane tout au long du drame, tout semble converger vers elle et c’est à chaque fois vers la petite Élisabeth que se tournent ces deux femmes au bord du gouffre. C’est de ce lourd destin dont elle est le témoin, puis dont elle sera l’actrice lors de son règne.
Dans cette mise en scène pour le moins conventionnelle on est en mesure de s’interroger sur la soudaine audace de Smeton, page de la reine qui, se glissant dans les draps de cette dernière se masturbe allègrement… et ce sans équivoque possible, lâchant, tout en chantant, un soupir, des fois que le public n’aurait pas compris ! Était-ce bien nécessaire de retomber au ras des pâquerettes et assumer une vulgarité à laquelle le public ne s’attend pas, alors que se dessine le destin de deux femmes au royaume d’Angleterre ? Cette triviale occurrence ne semble être reliée à rien, sinon à un caprice de mise en scène. Cela dit si ce n’était le respect du au chanteur, ce ne serait même pas à mentionner tant cela n’apporte rien à l’œuvre.
Marie Stuart l’orgueilleuse
Marie Stuart, deuxième volet de la Trilogie, est moins clair du point de vue du livret. Marie Stuart, femme de haute noblesse a été éloignée par Élisabeth qui cette fois n’est plus une enfant mais une femme.
La condamnation à mort de sa mère Anna Bolena, sacrifice perpétré par un roi inique destiné à faciliter son mariage avec sa maitresse Jane Seymour, est comme un poison inoculé dans son âme. Elle ne laissera personne menacer sa couronne déjà injustement confiée à sa demi-sœur Marie Tudor, à la mort d’Henri VIII, qui lui reviendra à la mort précoce de cette dernière.
Dans sa prison dorée dans une clairière, flanquée d’un garde, Marie Stuart se lamente sur son sort. Emprisonnée par Élisabeth, pour des raisons que le livret ne dévoile pas, cette dernière est sur le point de céder à la magnanimité sur l’insistance de son pathétique amant que le double jeu ne semble pas émouvoir. Bien qu’effrayée par cette femme belle à qui personne ne semble résister, reine d’Écosse et héritière présomptive de la couronne d’Angleterre, Élisabeth lui rend visite pour convenir d’une libération conditionnelle.
Une fois sur les lieux, la tension est vive entre les deux femmes et Marie Stuart ne supportant pas d’être soumise au pouvoir de la Reine finit par l’insulter. Naturellement cette discussion au sommet n’aura pas les conséquences escomptées. Pour le coup le pauvre Comte de Leicester fait bien pâle figure entre ces deux femmes qu’il prétend aimer et dont la détestation réciproque se manifeste en vocalises redoutables.
Ici, Elsa Dreisig, toujours au-dessus de toute faiblesse ou fatigue vocale, exprime sans doute le maximum de son jeu et sa voix répond à l’expression de ses craintes et de son irritation face à cette femme orgueilleuse. Stéphanie d’Oustrac, Marie Stuart est sublime dans sa morgue et son arrogance. Certes les accents parfois trop francs et les nombreuses harmoniques de sa voix peuvent désarçonner une oreille par trop délicate. Mais qu’importe, car ici Mary Stuart vit de sa belle vie de scène.
Mariame Clément suit son idée jusqu’au bout. La mise en scène de ce deuxième opus est cohérente avec les deux autres. L’idée de la reine Élisabeth comme effet dramaturgique et fil rouge fonctionne à merveille et consolide parfaitement cette « fausse » trilogie. D’abord enfant dans Anna Bolena puis femme dans Marie Stuart et enfin vieillissante hantée par le spectre de son enfance dans Roberto Devereux, Elizabeth traverse l’histoire et en devient le témoin. On saisit toute l’ambiguïté de ces femmes sentimentales mais tenant au pouvoir l’air de rien. Leur destin parfois effroyable en fait des femmes d’une force psychologique hors du commun dont elles font preuve à tort ou à raison.
Le bémol de cette production, rare dans cette configuration, réside dans la volonté de Mariame Clément à vouloir marquer le public par des effets de manche dont la pertinence reste incertaine. Chaque opus comprend sa scène de sexualité triviale qui n’ajoute vraiment rien au propos. De plus. dans Marie Stuart la scène de sexe entre Elizabeth et le Comte de Leicester pourrait en offenser plus d’une. Et ce d’autant plus qu’il s’agit d’une metteuse en scène. En effet Roberto palpe les seins de la chanteuse sur la rampe, c’est-à-dire au plus près du public. Naturellement nous n’en sommes plus là, mais la question reste : y a-t-il un sens à cela et peut-on encore infliger cela à un·e artiste aujourd’hui mais aussi à un public que l’on rend complice et mal à l’aise ?
Katia Baltera
Infos pratiques :
Anna Bolena, et Marie Stuart, de Gaetano Donizetti au Grand Théâtre de Genève, en alternance mois de juin 2024.
Mise en scène : Mariame Clément
Direction musicale : Stefano Montanari
Avec Elsa Dreisig (Anna Bolena et Elisabeth 1ère), Stéphanie d’Oustrac (Marie Stuart et Jane Seymour) Eduardo Rocha (Ricardo Percey et Roberto Comte de Leicester), Henri VIII, roi d’Angleterre (Alex Esposito)
https://www.gtg.ch/saison-23-24/trilogie-tudors/
Photos : ©Monika Ritterhaus
[1] https://www.operaliege.be/evenement/anna-bolena/