Les réverbères : arts vivants

Les Illusions d’une longue vie à deux

Au crépuscule de leur vie, deux couples mariés depuis plus de 50 ans se révèlent et se confient sur leur vision de l’amour. À Rolle, les Illusions d’Ivan Viripaev résonnent, en musique aussi, dans une mise en scène de Dylan Ferreux et Martin Jaspar.

L’ouverture du rideau dévoile six sièges sur la scène, tous différents, un peu comme ces six comédien·ne·s et musiciennes qui arrivent au même moment, prenant place en fond de scène. On retrouve les deux couples de l’histoire – Sandra et Dennis à jardin, Margaret et Albert à cour – ainsi que les deux musiciennes – violoncelliste et altiste – qui les accompagneront. Tour à tour, l’un·e ou l’autre s’avance près d’un pied de micro et raconte une histoire, celle de l’un·e des quatre protagonistes, et iels la jouent. On commence par les monologues de chacun·e, adressé à l’un·e des autres, puis les histoires laissent place à des anecdotes de vie, des moments marquants. De confidences en déclarations, de fantasmes en instants inavoués, les récits s’enchaînent, comme une fête à cette vie bientôt terminée pour eux.

Un texte déroutant

Illusions d’Ivan Viripaev est une comédie construite d’une étrange manière : le texte mêle narration, didascalies à prononcer par les acteur·ice·s, descriptions et moments de jeu. Nous voici bien éloigné·e·s des codes classiques. Dans la succession d’histoires autour de ces quatre personnages, le lien est subtil, parfois évident, d’autres fois moins. On passe de récits concrets à d’autres plus métaphoriques. La plupart sont drôles, d’autres un peu moins. C’est à partir de ce patchwork qu’il nous faut reconstruire le vécu et la pensée de chacun·e. Une partie se fait au fur et à mesure ; quant au reste, il faut attendre les dernières histoires, celles de la mort des ultimes protagonistes, pour en saisir toute la saveur.

Dans ces Illusions, il est avant tout question d’amour. Nous sommes d’ailleurs rapidement mis·e·s dans le bain, avec le magnifique monologue de Dennis (Frédéric Polier), pour sa dernière déclaration à Sandra (Margaux Le Mignan). Je ne résiste d’ailleurs pas à l’envie de vous en partager un bref extrait :

« Sandra, je te suis reconnaissant parce que grâce à toi, j’ai appris ce qu’est l’amour, quelle force c’est. Que ce n’est pas des paroles, pas du romantisme, mais que c’est un labeur. L’amour est un labeur, c’est savoir prendre ses responsabilités. Sandra, grâce à toi, j’ai compris ce qu’est la responsabilité. Parce que c’est la chose la plus importante que d’être responsable pour quelque chose. Et d’être reconnaissant. Être reconnaissant et être responsable, voilà une formule qui résume la vie[1]. »

L’amour, et la question de savoir si l’amour véritable est forcément réciproque ou non, constitue donc le fil rouge d’Illusions. Il y est question de désir, de la vision du couple, d’aveux, de mensonges. On y voit comment une petite blague peut tout changer aux relations entre des êtres. Ce n’est pas Margaret (Geneviève Pasquier), dotée d’un grand sens de l’humour – ainsi qu’on nous le répète à maintes reprises –, qui dira le contraire. Mais on vous laisse le soin de découvrir par vous-mêmes ce qu’il en est… Dans Illusions, il est aussi question des dégâts que peuvent causer certaines paroles. Mais il y a toujours un pendant positif, et la force réparatrice des mots est grandement évoquée. À travers ces interrogations, c’est aussi la place de chacun·e dans ce monde dont on parle. En témoigne cette histoire où Dennis ressent une connexion avec une grosse pierre ronde et pense avoir trouvé sa place, au grand dam de Sandra, qui ne comprend pas grand-chose à cette espèce de délire mystique. Et, à vrai dire, nous non plus, pendant un moment. Quand on disait que le texte d’Ivan Viripaev était déroutant…

Une mise en scène dynamique

Il aurait été facile de tomber dans le piège d’une simple succession d’histoire narrées, sans grand effort de mise en scène. Le spectacle aurait alors risqué d’être long et ennuyeux. Heureusement, tout en gardant la sobriété du plateau que mérite cette pièce, Dylan Ferreux et Martin Jaspar parviennent à conserver cette structure de succession de récits, tout en amenant quelque chose de très dynamique. Tour à tour, les personnages-narrateur·ice·s prennent l’un des deux micros, jusqu’à la fin de leur histoire, marquée par une « pause », verbalisée par l’un·e ou l’autre dans le micro et qui ne durera que quelques secondes avant le récit suivant. Alors, on s’imagine être à une fête, un mariage pourquoi pas, au moment des discours et des anecdotes, où les témoins se succèdent pour raconter quelque chose sur les marié·e·s. Rien n’est véritablement dit là-dessus, mais cela ferait également sens avec les costumes – de simples costards noirs avec une chemise blanche – des personnages. Et puisqu’il est question de fêter l’amour…

L’utilisation des micros sur pieds, qui pourrait d’abord paraître un peu « à l’ancienne », s’avère finalement très maligne. Elle permet de différencier les moments de narration de ceux de jeu, avec des paroles prononcées par le ou la même comédien·ne, mais qui prend une posture de narrateur·ice ou de personnage selon la situation. Iels se permettent également certaines libertés en décrochant parfois le micro pour se déplacer avec, évitant de tomber dans quelque chose de trop statique.

La musique, enfin, a plusieurs fonctions. D’abord, symboliquement, le choix de deux jeunes femmes permet de montrer un autre type de couple : si les deux couples de l’histoire sont hétérosexuels, la portée du propos dépasse largement cela et se veut universelle. Ensuite, en jouant de différentes manières – cordes frottées par l’archet ou frappées à l’aide des mains, utilisation de la caisse de résonnance comme une percussion… – Maiana Lavielle et Naomi Cohen donnent au propos une certaine couleur, qu’elle soit mélancolique ou plus joyeuse. Au-delà des mots, on se laisse porter par la musique, qui raconte à sa manière, en touchant davantage notre corde sensible.

Au final, bien que certaines scènes ne nous semblent pas forcément claires dans un premier temps – on en revient à cette histoire de pierre ronde –, les différents récits de ces Illusions forment un tout indissociable, qui résonne en nous. Le choix d’acteur·ice·s de différents âges – entre la trentaine et la soixantaine –, avec deux jeunes musiciennes, permet de dire, sans le verbaliser, que le propos s’adresse à tout le monde. Quels que soient notre âge et notre expérience, nous avons toutes et tous un certain rapport à l’amour, une vision des relations, une opinion sur le sujet. Et il n’y a aucun doute que l’un ou l’autre propos résonnera en nous, que ce soit pour confirmer, infirmer ou simplement interroger notre pensée.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Illusions, d’Ivan Viripaev, au Casino Théâtre de Rolle, du 22 au 25 février 2024.

Mise en scène : Dylan Ferreux et Martin Jaspar

Avec Dylan Ferreux, Margaux Le Mignan, Geneviève Pasquier, Frédéric Polier et les musiciennes Maiana Lavielle (violoncelle) et Naomi Cohen (alto)

https://www.theatre-rolle.ch/programme/illusions/

Photos : ©Aurelia Thys

[1] L’extrait est issu du dossier de presse.

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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