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L’humanité en question

Aujourd’hui, trois livres énigmatiques et passionnants : l’humain face à l’absurde dans Malax (Marie-Jeanne Urech, 2016), l’humain confronté au monstrueux avec La glace et le sel (José Luis Zárate, 2017) et l’humain face à son avenir dans Humains, tellement humains (Jean-Baptiste Bing, 2016). À lire !

Vous avez vu ça ?!

« C’est un troupeau. Un troupeau en redingote et chapeau melon qui dévale l’avenue. Habit de pingouin, âme de mouton, ce sont pourtant des hommes qui dévalent l’avenue Malax, aiguillonnés par la cloche de cinq heures, celle qui les expulse de leur bureau et les pousse dans leur mitoyenne. » (p.8)

De l’absurde : voilà ce qui résume le mieux le ton de Malax. Un très bref roman – à peine plus qu’une nouvelle. Malax est de ces proses courtes qui se dégustent avec jubilation, comme un carré de chocolat noir. Car noir, Malax l’est certainement : on y suit l’enquête improbable et improbante de l’inspecteur Jean, chargé d’élucider la mort inexplicable d’un employé de bureau… qui, avant de trépasser, a souri. Pourquoi et pour qui, ce sourire ? Mystère. Mais l’inspecteur Jean va trouver. Dans une ville qui rappelle à la fois un Lausanne contemporain, une bourgade de campagne, un Londres d’anticipation ou une métropole steampunk, il mène l’enquête. Pris dans son travail, il croisera une peintre sur porcelaine, un représentant de la Société de Mise en Bouteille des Petits Bateaux, une buraliste qui attend son destin… et s’éloignera imperceptiblement de Juliette, la femme qui partage sa vie.

En 91 pages, la Lausannoise Marie-Jeanne Urech réussit un pari fou : transporter son lecteur dans un univers à la fois décalé et familier, où les codes vacillent suffisamment pour qu’on ne se prenne pas (trop) les pieds dans le tapis et où la jubilation de l’aberrant domine. Entre Amélie Poulain et 1984, on hésite, on se perd… avec un plaisir non dissimulé. Un livre pour les pressés de lecture, les amoureux de pépites, les aventuriers de salon, les toqués de polar et ceux qui n’ont pas froid au cerveau. Un régal.

Fuyez, fuyez !

« Je regarde vers la proue, les mâts du Déméter chargés du lourd mécanisme du cordage. J’imagine un feuillage étrange ; des arbres cachés parmi les feuilles de toiles de chanvre qui nous entourent. Nous manœuvrons une forêt nocturne vers d’autres obscurités, dans l’arôme de la terre cachée à fond de cale. De la terre de Valachie, cette région où l’on ouvre encore les tombes pour s’assurer que les morts y reposent toujours […] » (p. 105)

Port de Whitby, début août 1897. – En pleine tempête, le Déméter entre dans le port sans équipage. Le cadavre du capitaine est attaché au gouvernail. Dans la cale, des caisses de terre. Le journal de bord est elliptique : mystérieux mal, brouillard tenace, passager clandestin… Voilà comment Dracula, sous la plume de Bram Stoker, arrive à Londres. De ces indices, l’écrivain mexicain José Luis Zárate tire une histoire fascinante et terrifiante. Dans La glace et le sel, il retrace le dernier périple du Déméter, entre la Bulgarie et l’Angleterre. Gardant en filigrane le récit-matrice de Stoker, il livre une narration à la première personne et nous plonge dans les pensées troubles du capitaine. En proie à des désirs coupables, son regard pèse sur le corps de ses hommes, ses rêveries et ses cauchemars le mènent à la folie : de l’érotisme à la douleur, du sexe à la mort, il navigue en eaux dangereuses. D’tran﷽﷽﷽﷽﷽﷽ la douleur, du sexe à la mort, il n’ la folie: entre auto-érotisme, fanhommes:apitaine du étrangetés en hallucinations, José Luis Zárate fait entendre une voix intérieure torturée, au-delà de la prose de Stoker. Sans pesanteur, il éclaire d’un jour nouveau un classique du fantastique et revisite le mythe de la soif vampirique. Un coup de cœur… à ne pas lire la nuit.

Cap sur l’ailleurs !

« J’ai 110 ans, et j’aime toujours autant la vie. Les instants dont je me souviendrai jusqu’au bout sont ceux où j’étais simplement présent au monde. Prolongé efficacement je peux rester en bonne santé encore quarante ou cinquante ans, mais si je dois les vivre sans saveur ni odeur, sans caresse ni beauté, ils ne m’intéressent pas. » (p. 39)

En 2091, la carte du monde a bien changé. En raison de la Montée mondiale des mers, les contours littoraux sont redessinés, les îles dépeuplées, les sinistrés relogés. Pourtant, la vie suit son cours, inexorablement : si certains humains sont normaux, d’autres sont technométis (nés et programmés en éprouvette, à partir de composants « humanimaux ») ou prolongés. C’est le cas de notre narrateur, esprit-libre et touche-à-tout avide d’aventures. Est-il géologue, littéraire, archéologue, géographe, sociologue, ethnographe ? Sans doute un peu de tout. Forcé de collaborer avec les Services Extérieurs de la Confédération européenne et les autorités singapouriennes, il est mandaté pour se rendre en ex-Indonésie. Territoires inondés, populations dispersées, guerres larvées entre puissantes fédérations, explosion volcanique : Java et ses environs regorgent de dangers. Accompagné de la capitaine Susila, une technométisse au caractère bien trempé, notre héros va s’aventurer sur des terres dépeuplées, de l’Asie à Madagascar… et peut-être même plus loin.

Humains, tellement humains est une découverte d’une jeune maison d’édition : DDK Anticipation. Son crédo ? Surfer sur des livres insolites, entre trans/posthumanisme, intelligence artificielle et robots… De la science-fiction, donc, mais pas n’importe laquelle ! Doctorant en géographie à l’UNIGE, Jean-Baptiste Bing mobilise ses connaissances pour bâtir son récit : qu’elles soient théoriques (bibliographie à l’appui) ou empiriques (il a vécu et travaillé en Indonésie et à Madagascar), elles lui servent à bâtir un monde cohérent, où anticipation et discours scientifique se mêlent. Si les multiples références et les descriptions détaillées peuvent dérouter le lecteur, elles l’embarquent vite dans un univers très réaliste. Malgré quelques scènes attendues, l’histoire offre des revirements improbables – toujours plausibles. Le monde en 2091 : et si c’était ça ?

Magali Bossi

Références :

Marie-Jeanne Urech, Malax, Vevey, Hélice Hélas, 2016.

José Luis Zárate, La glace et le sel, (trad. de l’espagnol), Paris, Actes Sud, 2017.

Jean-Baptiste Bing, Humains, tellement humains, Brunoy, DDK Anticipation, 2016.

Photo : © Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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