Lunettes noires pour crime blanc
Chaque été depuis quatre ans, la Compagnie La Mouette propose un grand spectacle itinérant avec la complicité des domaines viticoles du canton. Depuis fin juin, c’est Le 4ème juré, écrit et mis en scène par l’entreprenant Jacques Sallin, qui se joue ainsi aux quatre coins de la campagne genevoise. Une soirée immersive, dépaysante pour les amatrices et amateurs de pièces policières… et de bon vin.
D’abord le cadre. Idyllique : le Château du Crest à Jussy, imposante bâtisse du XIVe siècle qui, depuis tout ce temps, a dû en voir des intrigues entre humains. Il y a aussi l’accueil dans la cour avec l’invitation à déguster un petit verre d’assemblage de blanc. L’un des trois ceps est lui aussi une énigme. On est dans l’ambiance.
Ensuite la surprise de la disposition de la scène en cercle. Six mètres de diamètre avec un quatrième mur à 360 degrés. Cela fait penser à une piste de cirque. Et ça pique la curiosité. Où s’asseoir ? Comment va se passer la circulation des comédien-nes sur ce plateau ? Les décors sont minimalistes et élégants, translucides et violets clairs… la couleur de la mort… On continue à se raconter l’histoire avant même le début du spectacle.
Finalement le titre. Qui renvoie inévitablement au célèbre film de Sidney Lumet : Douze hommes en colère (1957). L’histoire, un huis-clos, raconte la délibération d’un jury populaire chargé de décider du sort d’un jeune homme accusé de parricide. Onze jurés sont convaincus de sa culpabilité. Seul le 8ème juré, joué par l’inoubliable Henry Fonda, pense qu’il n’est pas coupable et demande qu’on réexamine les faits. Son adversaire le plus redoutable est alors le 4ème juré qui incarne la raison cartésienne et qui sera l’un des derniers à argumenter en faveur de la culpabilité de l’accusé. Il est difficile à convaincre, calme, réfléchi, méthodique. Il faudra une histoire de lunettes de la voisine-témoin pour le faire changer d’avis…

On imagine dès lors, aidé par le joli programme distribué, qu’il va y avoir une histoire inspirée des polars d’antan avec des confrontations redoutables pour trouver un-e coupable. L’intrigue est d’ailleurs résumée ainsi : Quelques heures après la première d’une pièce intitulée Pas d’Orchidée pour Miss Blandisch, la comédienne qui a le premier rôle, Sarah Wilson, est retrouvée morte devant le théâtre de l’Odéon. Dans une loge, cinq personnages se retrouvent alors enfermés pour tenter de démasquer la ou le coupable.
On se rend ainsi mieux compte de l’ambition de l’entreprise : recréer les conditions du huis-clos dans un espace ouvert. Le public va être invité à mener l’enquête pour découvrir qui de la metteuse en scène, de la directrice de l’Odéon, des deux comédiens ou même du sergent de police présent pourrait avoir tué Sarah. Tous des gens respectables soigneusement abrités derrière le vernis social. Y compris le concierge ? Nous n’en dirons pas plus.
L’auteur et metteur en scène Jacques Sallin a travaillé son texte – dont les premières versions datent de trente ans – en s’inspirant des codes du polar à la manière du grand Hitchcock, créant une mise en abyme où les personnages s’avéreront évidemment autres que ce qu’ils montrent. Cette filiation assumée inscrit la pièce dans une tradition de suspense où le véritable spectacle naît moins du dénouement que de la tension du groupe, du poids des regards et du glissement des certitudes. La vie est un théâtre et nous sommes tout le temps en représentation, n’est-ce pas ? Les dialogues seront alors propices à toute une série de confrontations, révélations, mensonges et suspicions à travers lesquelles chaque protagoniste semble en prendre pour son grade à tour de rôle. L’ambition étant de dépasser le simple jeu d’énigme pour confronter les personnages à leurs propres angles morts.

Sans dévoiler quoi que ce soit, nous pouvons évoquer la richesse des thèmes abordés : le théâtre dans le théâtre, les apparences trompeuses, la complexité des relations amoureuses et professionnelles, l’orgueil blessé et ses conséquences…
Au niveau de la scénographie, le dispositif circulaire oblige d’être constamment en mouvement avec une vigilance de tout instant pour distribuer équitablement les adresses verbales et non-verbales au public. Cela influence le jeu des artistes qui forment un collectif solidaire pour faire avancer une intrigue en dents de scie entre tension dramatique et respirations plus ou moins humoristiques.
Mention spéciale aussi pour la musique live et jazzy du spectacle : le trio composé de Magali Bossi, Matthieu Bielser et Christophe Zimmermann, pour certains déjà remarqués dans le Charroi de la Michée et le Miracle Molière, fait mouche une nouvelle fois en apportant un contre-point lumineux aux zones d’ombres de l’intrigue.
À noter finalement, le gadget des lunettes que le public doit chausser à certains moments du spectacle pour simuler une panne d’électricité qui plonge le huis-clos dans l’obscurité. Cet artifice permettra d’ailleurs de découvrir la vérité. Si l’idée vaut la peine, il faut la prendre davantage au niveau de l’esprit qu’au pied de la lettre.

Vous l’aurez compris, lunettes noires ou pas, c’est bien le reflet de nos orgueils blessés que ce spectacle renvoie. Et bon nombre d’ingrédients sont ainsi réunis dans cette généreuse entreprise de troupe pour que les amatrices et amateurs de ce style de théâtre policier puissent passer un moment sympathique entre cultures de l’esprit, du vin et de l’amitié tout en questionnant le commerce de nos ego.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Le 4ème juré, de Jacques Sallin, jusqu’au 31 août dans les vignes genevoises.
Lieux et dates sur https://cielamouette.ch
Mise en scène : Jacques Sallin
Avec Daniela Sepulveda, Nathalie Gantelet, Myriam Sivulangi, Chaquib Ibnou-Zekri, Serge Clopt et Olivier Sidore
Création musicale : Matthieu Bielser
Chorégraphie : Antonio Gomes
Photos : © Mireille Vogel

