Les réverbères : arts vivants

Mécanique du rire

À l’heure où l’on ne sait plus s’il faut en rire ou en pleurer, Fun Times de Ruth Childs prend cette ambiguïté au mot. Un spectacle à voir jusqu’au 13 avril au Pavillon ADC.

Créée en mixant musique, voix et corps, sa première pièce de groupe esquisse une danse du trouble, où rires, larmes, soupirs, onomatopées et musiques se télescopent dans un tourbillon tragico-burlesque.

Avec ses quatre interprètes complices, la chorégraphe et performeuse américaine, installée à Genève, transforme le plateau en un cabaret minimaliste aux accents dadaïstes, volontiers grinçants. Tout y est mouvant, instable, polyphonique. Le corps y devient musique, la voix, matière, et le fun, matière première pour révéler la complexité d’un présent traversé par le chaos. Elle poursuit sur sa lancée d’un corps musicalisé, ductile animé d’un burlesque étrange développé dans ses soli, fantasia et Blast !

Boucles mouvementistes

Le rire, dans Fun Times, n’est jamais univoque. Loin d’un simple divertissement, il devient chez Childs un véritable moteur chorégraphique et vocal, un geste collectif et politique. La scène s’ouvre à une entrée burlesque ambiguë, un « hi-ha » lancé avec aplomb, comme pour dire que l’on va bien s’amuser.

Mais très vite, le rire se déglingue, se répète, s’étire jusqu’à la gêne, glisse vers l’absurde voire le malaise. Les marches géométrisées rappellent que Childs est une passeuse hors pair des pièces de sa tante, Lucinda Childs, figure importante de la post modern dance étasunienne.

Ce traitement en boucle – autant musical que dramatique – rappelle l’esthétique du loop chère à Meredith Monk, grande référence de Childs. Dans cette partition corporelle sans cesse relancée, chaque corps, chaque voix devient un fragment de l’ensemble, contribuant à une polyphonie fluctuante où le plaisir côtoie la satire, et la joie, une forme de vertige.

Rire contaminé

Le rire, ici, n’est pas pur, il est contaminé. Contaminé par les tensions d’une époque saturée de crises – politiques, écologiques, sociales – où « avoir du fun » semble presque déplacé. C’est précisément cette dissonance que Childs explore avec acuité. « To have fun », « to be funny », « to make fun » : Fun Times s’attaque aux différentes strates du mot, dans une traversée affective allant du rire franc à la moquerie sourde, du chant libérateur au silence plein de soupirs.

Cette complexité est portée à la fois par la chorégraphie, élaborée en collaboration avec les interprètes, et par une matière sonore composite, orchestrée par Stéphane Vecchione – complice de longue date.

Ensemble, les interprètes inventent un dispositif où les voix deviennent instruments, les corps, percussions, et où la musique elle-même semble rire d’elle-même. Des fragments de Mozart – notamment l’ouverture électrisante des Noces de Figaro – sont échantillonnés, triturés, remixés en une trame électro burlesque qui épouse les moindres soubresauts des corps.

Figures mouvantes

Mais Fun Times ne se contente pas de faire danser les émotions : il les met en scène. Il les découpe, les fragmente, les déplace. Le plateau, d’un blanc immaculé, est balafré par des spots rouges et les éclats chorégraphiques de cinq interprètes – Bryan Campbell, Karine Dahouindji, Cosima Grand, Ha Kyoon Larcher, et Ruth Childs elle-même. Tou·te·s vêtu·e·s de rouge, décliné en paillettes, latex ou velours, ils et elles incarnent des figures mouvantes, proches du clown, du cabaret, de la comédie musicale ou du théâtre d’ombres.

Les allers-retours constants entre gravité et légèreté, maîtrise et dérive, créent un espace d’instabilité qui interpelle les spectateur·ice·s jusque dans leur réception émotionnelle. Peut-on encore rire innocemment ? Peut-on s’amuser ensemble sans cynisme ni déréalisation ?

Rire qui lie

Le rire devient ainsi un révélateur : de la solitude, du besoin de collectif, mais aussi du grotesque latent dans notre rapport au monde. En cela, la pièce de Childs s’inscrit dans une généalogie critique du rire, de Laughing Holes de La Ribot à Ha Ha ! de Maguy Marin, sans en reprendre les procédés.

Là où La Ribot pousse le rire jusqu’à l’épuisement face à l’horreur du monde, Childs choisit la voie du morcellement, du décalage, du trouble. Elle s’attache moins à dénoncer qu’à disséquer, à transformer le plateau en un laboratoire d’expressions brutes et de complicité fragile. On rit, on pleure, on rit de pleurer. Et si cela ne nous sauve guère, cela nous relie.

Déconstruction et rigueur

Ce qui frappe aussi dans le spectacle ? L’extrême attention portée à la structure : à la fois déconstruite et rigoureuse, elle épouse la forme d’un millefeuille performatif. Des entrées et sorties se succèdent, en boucle, dans un jeu de rideaux mobiles qui évoquent autant la scène de théâtre que le cabaret. Ou le dessin animé, une source d’inspiration assumée par l’artiste.

L’héritage du cinéma burlesque (Chaplin, les Marx Brothers), de l’opéra buffa, de la vidéo expérimentale (Christian Marclay) affleure par touches subtiles. Mais jamais la citation n’est frontale : Childs préfère l’évocation, le clin d’œil distordu, la résonance dissonante. Elle puise dans l’imaginaire collectif sans y chercher sanctuaire. Dans ce théâtre de fragments, tout devient signe d’un langage chorégraphique organique, vivant, en mutation.

Au-delà de quelques longueurs et d’une complexité expérimentale parfois déroutante, Ruth Childs réussit une œuvre qui amuse sans divertir, qui dérange sans provoquer, qui émeut sans pathos. En transformant le rire en matière vivante, en chorégraphiant le trouble au cœur de nos relations sociales, elle fait plus qu’ouvrir un espace de jeu. Elle interroge la possibilité même d’un espace commun. Où l’on pourrait encore rire, ensemble. Un acte à la fois dérisoire et profondément vital.

Un acte résistant même à l’heure d’une offensive néoconservatrice brutale et sans précédent contre la liberté de créer, qui aux États-Unis, colonise aussi les institutions privées dominées par la peur et l’autocensure. Une vague de « cancel culture » voulant s’imposer à une Europe sous tension militariste. Et déjà affectée par des coupes sombres dans le domaine de la culture et la montée des populismes. Nietzsche n’écrit-il pas dans Le Gai savoir : « Le sérieux, la gravité, le poids du réel sont choses contre lesquelles le rire peut nous sauver » ?

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Fun Times, chorégraphié par Ruth Childs, du 9 au 13 avril au Pavillon ADC.

Chorégraphie (en collaboration avec les danseur·euse·s) : Ruth Childs

Danse/performance : Bryan Campbell, Ruth Childs, Karine Dahouindji, Cosima Grand, Ha Kyoon Larcher

Direction technique et création lumière : Joana OliveiraAssistant à la création lumière : Alexy Carruba

Création sonore : Stéphane Vecchione

Photos : ©Marine Magnin

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