Mémoire en lutte
Interrogeant l’absence interplanétaire séparant une fille de son père, La Distance de Tiago Rodrigues forme une fable dystopique aussi désespérée que lucide sur ce qui subsiste de l’humanité. À voir jusqu’au 23 novembre à Vidy.
2077. Une Terre abîmée aux ressources quasi-épuisées. Une fille partie sur Mars avec les Oubliants, une communauté fascisante et élitiste d’Élus de moins de trente ans. Cette phalange prône l’oubli progressif par médicaments ingérés. Un père resté sur la planète-mère, adressant des messages vocaux à celle qui ne reviendra pas.
La Distance, création de Tiago Rodrigues, directeur du Festival d’Avignon, pourrait n’être qu’un récit d’anticipation. Mais elle est bien plus que cela : un théâtre de l’intime qui se glisse dans les interstices de la séparation pour en faire surgir l’émotion.
La pièce ouvre sur un dialogue métaphorique et profond entre un père et sa fille, séparés par le cosmos. Elle a quitté une Terre en pleine effondrement pour Mars, où une élite technocratique a choisi d’oublier ; lui est resté parmi les ruines, dans un hôpital public à bout de souffle.
À travers cette fable, c’est toute la difficulté de se parler, aujourd’hui, en pleine crise écologique et existentielle, que l’auteur explore. Malgré la distance interstellaire, malgré l’oubli, quelque chose persiste : une tendresse fragile, la peur de perdre l’autre, ce lien qui résiste.
Correspondance différée
Le dispositif scénique dit tout en silence : une tournette bipartite, moitié Mars, moitié Terre, en rotation constante. Un arbre mort, un vieux vinyle, un rocher de western : chaque objet est une trace, un vestige, une mémoire. Cette rotation, lente ou plus nerveuse, devient une pulsation, une respiration. À l’image des liens familiaux : parfois brisés, souvent persistants.
Le texte fonctionne comme une correspondance différée. Jamais les deux voix ne se rencontrent vraiment. Et c’est précisément dans ce non-dit, ce décalage, que l’émotion naît. Rodrigues met en scène un éloignement – géographique, affectif, idéologique – qui n’est jamais coupure. Il cisèle une dramaturgie de l’absence où l’autre, même muet, même absent, reste présent.
Adama Diop incarne ce père avec une justesse bouleversante. Sa voix, grave et contenue, semble porter tout le poids de l’amour et de l’incompréhension. Alison Dechamps, révélation du spectacle, compose une fille volontaire, tendue vers un idéal radical, mais traversée de doutes. Leur dialogue n’a pas besoin d’éclats : il tient dans les silences, les respirations, les intonations qui vacillent.

Science-fiction habitée
Oui, La Distance est une pièce de science-fiction. Mais pas au sens spectaculaire du terme. Ici, pas de technologie en trompe-l’œil ni d’effet visuel clinquant. La SF est un décor mental, un espace allégorique. Mars devient le nom d’un idéal — ou d’un aveuglement — et la Terre, celui d’une mémoire en ruine. Le futur n’est pas là pour nous faire rêver, mais pour mieux comprendre ce que nous vivons maintenant.
Tiago Rodrigues évite le piège de l’anticipation à message. Il ne juge ni le père resté sur Terre, ni la fille partie s’inventer un ailleurs. Il regarde. Il écoute. Il laisse à chacun son droit à l’utopie, même si l’utopie est glaçante. Et c’est peut-être cela la réussite de La Distance : parvenir à parler à la fois de l’effondrement du monde et de celui des liens, sans tomber dans le désespoir, sans céder non plus à la facilité du pathos.
Œuvre fragile,
Certes, tout n’est pas parfaitement équilibré dans La Distance. Le texte, parfois, se leste de considérations philosophiques explicites. La forme peut sembler un brin raide. Mais cette fragilité est aussi sa beauté. Rodrigues n’est pas là pour tout maîtriser. Il cherche. Il tâtonne. Il propose une pièce qui nous laisse des zones d’incertitude, des blancs, des silences à combler.
On ressort de La Distance un peu sonné, comme après un long voyage. Pas tant à cause de la dystopie qu’elle évoque, mais par la tendresse qu’elle dégage, même dans la douleur. C’est un théâtre de l’attente et de la perte, mais aussi de la persistance. Un théâtre qui nous rappelle que si la mémoire s’efface, l’amour, lui, peut traverser les planètes.

Fracture
Le dramaturge et metteur en scène portugais, dans la lignée de ses pièces, Chœur des amants ou de By Heart, pousse plus loin encore sa recherche d’un théâtre de l’adresse, du lien fragile. Le texte s’autorise parfois des échappées poétiques en portugais, comme si la langue étrangère ouvrait une brèche vers une intimité plus large, moins assignable.
Ce théâtre-là n’est pas démonstratif. Pas d’effets, pas de futurisme clinquant. La science-fiction y est mentale, métaphorique. Mars devient le nom d’un rêve, ou d’un renoncement. La Terre, celui de ce qu’on laisse derrière soi, volontairement ou non. On ne sait pas si l’on part pour fuir ou pour mieux espérer. Et c’est cette fracture que le spectacle sonde avec une pudeur constante.
La Distance ne répond pas. Elle questionne. Peut-on aimer sans mémoire ? Que reste-t-il quand on a choisi d’oublier ? Tiago Rodrigues, sans cynisme ni pathos, fait le pari que quelque chose persiste. Une vibration, un souffle. Et c’est cela qu’il donne à entendre. On en sort un peu égaré, comme après un voyage qu’on n’avait pas prévu de faire. Un théâtre de la rupture, oui — mais traversé par l’amour.
Bertrand Tappolet
Infos pratiques :
La Distance, de Tiago Rodrigues, au Théâtre de Vidy, du 13 au 23 novembre 2025.
Mise en scène ; Tiago Rodrigues.
Avec : Alison Dechamps et Adama Diop
https://www.vidy.ch/fr/evenement/tiago-rodrigues-la-distance/
Photos : ©Christian Raynaud de Lage
