Merci pour cette danse : tisser des liens autrement
Dans le cadre d’un partenariat avec le Théâtre du Loup, La Pépinière rencontre cette saison tou·te·s les metteur·se·s en scène des spectacles de la saison, pour parler plus avant de leur projet.
Pour ouvrir sa saison 23-24, le Théâtre du Loup accueille la Compagnie l’Amour Grand Format et son spectacle Merci pour cette danse. Une manière de penser le monde autrement, tout en renversant le théâtre, au sens propre au comme au figuré. Rencontre avec Piera Bellato, conceptrice du projet.
La Pépinière : Piera, bonjour. En assistant à la présentation de la saison, on se rappelle avant tout de l’énergie que tu as amenée en présentant Merci pour cette danse, et des termes forts que tu as prononcés : « faire la fête, sauter, se questionner sur les liens inter-espèces, parce que ça urge ! » Les comédiennes présentes sur scène ont porté des toasts. Une manière de dire merci. D’où vient cette envie, ce besoin de remercier, qu’on retrouve dans le titre ?
Piera Bellato : Déjà, il faut savoir que c’est un projet qui est né il y a longtemps. L’idée était de travailler autour de la dépense gratuite, dans une logique toute autre que le capitalisme, contre lequel on s’élève. Il y avait l’envie d’aller au bout, voire au-delà de soi, non seulement dans notre esprit, mais aussi à travers le corps. De ce côté-là, on s’est un peu inspiré des marathons de la danse, mais en considérant l’épuisement comme une ressource, une manière de recharger les batteries. On s’arrête donc avant l’épuisement, avec par exemple cette idée centrale de sauter sur place tou·te·s ensemble. Donc, pour en revenir au titre, c’est difficile de circonscrire le projet, et c’est finalement ce titre qui colle le mieux à nos idées. On a envie de dire merci pour toute cette dépense d’énergie, de vie, ce voyage, dire merci au vivant, avec cette volonté d’en prendre soin. C’est un merci au sens très large, qui correspondait surtout à notre envie d’exprimer une forme de reconnaissance.
La Pépinière : Tu le disais, c’est un projet qui est né il y a longtemps et qui se veut évolutif, sur un temps long. Pour ce faire, il est basé sur des recherches, mais aussi sur les lieux dans lequel il se joue. Comment cette forme est-elle née ?
Piera Bellato : C’est d’abord né au Loup en 2018. Je cherchais une résidence, pour travailler au départ sur l’écart entre le rêve et la réalité. Pas le rêve qu’on fait quand on dort, mais bien celui qu’on fait de sa vie, avec un résultat parfois déceptif. C’est ce que je pensais à ce moment-là, en réfléchissant au fait qu’on passe plus de temps à rêver sa vie qu’à la vivre. C’était donc le thème de départ, mais je n’avais encore jamais mené un projet s’appuyant sur l’écriture de plateau. J’ai finalement réuni une équipe, qui a d’ailleurs évolué avec le temps au fil des impératifs de chacun·e, composée de personnes avec qui j’aime passer du temps. Ensemble, on a cherché une sorte de grammaire commune, des thèmes communs dont on a envie de parler. Ensuite, j’ai été artiste associée à L’Abri en 2019-2020, ce qui m’a permis de continuer à développer ce projet et chercher des programmateur·ice·s. On a joué des étapes de sortie de résidence à L’Abri, au Loup et à l’Usine à Gaz, qui sont pour moi chacune des versions différentes du spectacle, qui évolue constamment. Je veux ajouter ici qu’on a une posture de non-expert·e·s. Par exemple, nous travaillons, entre autres, à partir de Vivre avec le trouble de Donna Haraway, mais je n’ai toujours pas fini de le lire ! Et j’ai envie qu’on se décomplexe par rapport à ça et à certaines injonctions qu’on a intériorisées. L’idée est d’apprendre les un·e·s des autres, à partir d’une matière commune, une sorte de « pot commun » d’écrits, de références, etc.
La Pépinière : Justement, dans cette idée de pensée commune, il y a cette volonté de tisser des liens, et notamment entre l’humain et le non-humain – la liste d’exemples est assez longue dans le dossier de presse. Il est question de « pensée du multiple ». Pourquoi cette volonté ?
Piera Bellato : C’est lié à l’idée de tisser des liens entre toutes choses, ce qui est un peu l’objectif du projet. On n’est pas dans l’idée de tout relier, ce qui reviendrait à la globalisation ou la mondialisation, et on va plutôt à l’encontre de ça. L’idée, c’est plutôt d’avoir une relation spécifique avec ce qui nous entoure et qui nous intéresse. Ça peut être cet oiseau là-bas, le bois avec lequel est construit cette structure… Je me dis que plus on connaît les choses, plus on les voit, mieux on est apte à en prendre soin. On a toujours cette volonté de faire plus, mais ce n’est pas ça qui m’intéresse finalement. Je suis plus dans l’interrogation de comment on peut faire mieux.
La Pépinière : La performance que tu présentes avec toute ton équipe est annoncée comme hybride : il est question de danse, de théâtre, même d’art plastique. Tu évoques surtout cette « tentative de la dernière chance », mais la dernière chance de faire quoi ?
Piera Bellato : Alors du théâtre, il y en a, c’est sûr, de la danse aussi, surtout à travers ce saut qui est central, qui ne sert à rien et en même temps à mille choses : créer du lien, amener une énergie, faire émaner l’envie, brouiller l’espace, se rapprocher du ciel, s’envoler… En fait, on veut faire évoluer le spectacle en fête, avec ce moment de danse commune où on saute sur place tou·te·s ensemble. Pour ce qui est de l’art plastique, il y en a moins dans cette version qu’avant. Quant à cette « dernière chance », ça m’est apparu un peu par hasard : au début de la création du projet, je lisais cet ouvrage d’Aurélien Barrau, Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité, dans lequel il prône une révolution verte, et peu de temps pour la réaliser. Cette idée d’urgence a sonné pour moi comme une évidence. Pour autant, je ne veux pas que Merci pour cette danse soit un spectacle moralisateur. Je le vois plus comme une énergie, une pensée autour d’un monde possible. On n’est pas les seul·e·s à s’emparer de ce sujet et je trouve ça génial qu’il y en ait autant, même si certain·e·s se plaignent qu’il y en a un peu trop…
La Pépinière : Dans ce projet, en lien avec l’énergie que tu évoques, on retrouve beaucoup l’idée de saut, de travail sur le corps, avec cette expression que j’aime beaucoup : « penser et cosmopAnser » le monde. Ça résonne comme une nécessité ?
Piera Bellato : C’est toujours cette idée de prendre soin du cosmos. Pas au sens du cosmos intersidéral, quoique aussi, mais plutôt là où on gravite, tout ce qu’il y a autour de nous. Et je pense que ce projet peut aider à penser le monde autrement, pour pouvoir le panser justement. On est responsable, au moins en partie, même s’il y a toujours une dégradation naturelle, on a contribué grandement à ça, donc je pense que maintenant on doit réfléchir autrement pour essayer d’apporter ce soin au monde, en commençant déjà par arrêter de le détruire.
La Pépinière : Le projet a donc débuté, comme tu le disais, en 2018, avec la naissance de la Compagnie, s’est encore développé pendant et après la pandémie. Et dans cette évolution, il y a cette idée que tu évoquais tout à l’heure de langue, de grammaire commune. Tu peux nous en dire un peu plus ?
Piera Bellato : L’idée de cette langue commune, c’est qu’en fait chacun·e investigue un sujet qui lui parle, de manière totalement libre – même si parfois j’oriente un peu après une discussion parce que ça m’intéresse de creuser. Ensuite, chacun·e livre ce qu’on a appelé des « crottes », c’est-à-dire qu’on ingère une matière, on la digère et on la restitue ensuite chacun·e à sa façon. Le mot fait moins peur que de parler d’impros, et on a envie que dans l’équipe il y ait toujours cette bienveillance, cette écoute et cette liberté. Donc on fait ressortir cette matière d’une manière non-scientifique. On ne veut pas juste que chacun·e en parle et dise ce qu’iel en a retiré. On envisage plutôt une traduction théâtrale de cette matière, pour la faire comprendre autrement – parfois on ne la comprend pas d’ailleurs – à travers un ressenti, parfois de manière muette ou musicale… C’est cette façon un peu hétéroclite de construire le propos qui en fait un récit parfois commun, parfois totalement éclaté. Mais on a envie de se rejoindre sur la façon de partager cette matière, c’est en ça qu’on crée une forme de grammaire commune. Le saut en fait d’ailleurs partie, c’est une manière de partager.
La Pépinière : Dans le dossier de presse, il est aussi question d’un contexte de salon. Quelle est l’importance de ce terme dans le projet ?
Piera Bellato : Merci pour cette danse n’est pas une pièce, au sens où il n’y a pas une narration continue. On parle de divers sujets, et c’est comme ça qu’on « fait salon ». Dans la première version du spectacle, on visait de le jouer au Château de Coppet, où Madame de Staël organisait justement des salons, dans lesquels on refaisait le monde à chaque fois, et les gens dansaient – Madame de Staël était une grosse fêtarde ! – alors on a gardé cette expression qui, je crois, nous convient bien pour tout ce qu’elle inclut.
La Pépinière : Je crois savoir que le matériau du spectacle a été inspiré par de nombreux·ses auteur·ice·s, qui sont soit convoqué·e·s, soit qui entrent en dialogue avec le spectacle. Y avait-il une volonté de créer, à travers ça, un univers propre à ce projet ?
Piera Bellato : En fait, c’est un peu arrivé par hasard, ce n’était pas forcément une volonté de départ. Au final, certain·e·s auteur·ice·s sont très présent·e·s, iels ont donné naissance à certains personnages, influencent certaines manières de dire ou d’envisager certains thèmes, alors que pour d’autres le lien est un peu plus vague. Il y a toujours ce lien important entre l’individu·e – les comédien·ne·s qui contribuent au projet – et la matière dont je parlais auparavant, qui peut être les œuvres de ces auteur·ice·s, mais rien n’est restitué tel quel. J’ai l’impression qu’on reçoit mieux quand c’est amené par quelqu’un·e qui s’empare du sujet, il y a une dimension plus personnelle que j’aime beaucoup.
La Pépinière : En parallèle du spectacle, il y aura le projet de Maude Lançon, Le répertoire des réconforts #2, une installation sonore qui réunit des enregistrements audio de différentes personnes et leur lien avec leur propre réconfort. Quel écho y aura-t-il entre vos deux projets ?
Piera Bellato : C’est une proposition qui est venue du Théâtre du Loup. Nous on est très preneur de ces contraintes, au sens positif du terme. Ça correspond totalement à notre volonté de tisser des liens. Pour l’instant, on ne sait pas encore quelle forme ça va prendre concrètement : on aimerait bien en parler dans le spectacle. Mais avec notre manière très organique de créer, rien n’est encore décidé et on ignore comment, et même si ça va s’intégrer ou non. En tout cas, c’est un projet qui répond bien au nôtre, le réconfort étant une forme de soin. Et puis il y a ce format nomade, qui répond aussi à ce qu’on fait, dans le sens où on peut potentiellement jouer un peu partout. La grosse différence, c’est qu’elle travaille seule – avec bien sûr la contribution de beaucoup de monde dans les enregistrements – alors que nous on fonctionne en collectif. Non seulement on crée collectivement, mais on parle aussi du collectif, on travaille sur le collectif. Donc je me réjouis de cette collaboration !
La Pépinière : Piera, merci infiniment pour ce moment d’échange ! On a hâte de découvrir la nouvelle version de Merci pour cette danse à la fin du mois !
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Merci pour cette danse, par la Compagnie l’Amour Grand Format, du 26 septembre au 4 octobre 2023 au Théâtre du Loup.
Conception : Piera Bellato
Collaboration artistique : Lara Khattabi
Avec Chris Antonarakis – en alternance avec Lara Khattabi –, Mathilde Aubineau, Prune Beuchat, Chloë Lombard, Baptiste Morisod, Lola Riccaboni
https://theatreduloup.ch/spectacle/merci-pour-cette-danse/
Photos : © Ahmad Mohammad (Photos de Merci pour cette danse), Rebecca Bowring (portrait de Piera Bellato) et Compagnie Outrebise (Photo du Répertoire des réconforts)