Minuit Soleil (Rébecca Balestra)
Avec Minuit Soleil, Rébecca Balestra livre un recueil déroutant et audacieux, constitué de onze poèmes performés lors de ses spectacles Tropiques (2015), Show Set (2017), Piano-bar (2019) et Olympia (2021), situés au croisement entre la comédie, le stand up et le théâtre classique.
Le texte frappe d’abord par sa modernité, sa vulgarité assumée et son ancrage viscéral dans un quotidien familier qui n’a rien à cacher, pas même ses secrets les plus intimes. Balestra opte pour un vers libre énergique qui donne son rythme à la poésie, tout en vibrant d’une langue crue et directe.

L’enjeu fondamental de ce texte réside précisément dans cette audace linguistique et thématique. Balestra ne cherche pas à plaire, au contraire : elle dérange, provoque, interpelle. Son but est de ne rien contourner : sa franchise lui permet d’aborder des sujets intimes, d’exposer tout haut ce qu’on peut penser tout bas, et surtout de les exprimer avec une honnêteté déconcertante. En bref, elle frappe là où ça fait mal, elle met le doigt sur ce qu’on ne veut pas voir, et donne ses lettres de noblesse à une langue délibérément vulgaire et brutale.
Dans son langage, l’autrice genevoise mêle volontiers néologismes, anglicismes, verlan et expressions familières, mais aussi des termes en allemand et en italien , comme dans « Nach Versoix ». Cette langue spontanée et virevoltante lui donne un style fort qui lui est propre, entraînant le lecteur dans une expérience littéraire d’abord perturbante, puis fascinante, dans un contexte genevois habilement situé. Sa langue semble complètement déliée, elle s’affranchit des règles et des normes langagières tout en restant parfaitement compréhensible :
« Nach la Nautica à Versoix ich wäre venire
Cueillir des écrevisses dans mon casier Rote Krebse
Regarder pas le soleil se coucher parce qu’il avance en Krabbe
Se lève à gauche nous passe sous le nez
À Versoix il sole retombe derrière soi
Es bringt Glück comme le sel
Porta fortuna »
(Nach Versoix, p.38)
La force subversive du recueil tient aussi à la pluralité des thématiques abordées, dont la cohésion paradoxale est maintenue par un jeu de contrastes permanent, qui fait écho à celui du titre. Minuit Soleil explore le trivial avec une profondeur inattendue : vieillesse, sexualité, pornographie, solitude ou encore désenchantement existentiel côtoient des élans d’espoir fragile et lumineux, comme dans « N’abandonne pas ». Ce poème, très percutant, distille un sentiment de fatalisme qui aboutit paradoxalement sur une note optimiste. A ce titre, il illustre à merveille le reste du recueil :
« T’as un frigo de condiments
Dessus y’a une photo à aimant de ton aimée
De celle qui t’a tourné la tête puis le dos
Dedans le congélo y’a plus qu’une bouteille de rien
T’as sifflé tout le limoncello
T’as plus de sentiments tu te vides sur les pornos
Tu pleures devant tes enfants
N’abandonne pas » (N’abandonne pas, pp.23-24)
Minuit Soleil, c’est aussi un tourbillon d’émotions. D’un vers à l’autre, l’autrice n’hésite pas à passer du grotesque au tragique, de la beauté à la disgrâce, du sympa au méchant, de midi à minuit. Balestra transmute ces instantanés bruts en poésie, parvenant à magnifier ce qui semble inesthétique, révélant la beauté sous-jacente de l’obscène et de l’ordinaire.
Ce recueil interroge la vulgarité même et pousse le lecteur à réfléchir aux limites de l’acceptable et à la relativité du « bon goût ». L’on est confronté à des sujets parfois intimes, voire tabous, mais qui sont universels : nous connaissons tous une personne qui ressemble de près ou de loin à celle décrite dans « Gérard », et avons certainement déjà ressenti ce qui est exprimé dans « Le manque de faire ».
Traiter des sujets intimes ou tabous avec aisance, avec un humour cru et dans une langue décomplexée, voilà tout l’enjeu du recueil. Loin d’être une simple reproduction du réel, sa poésie constitue une stylisation subtile de la banalité quotidienne. Par cette voix singulière, audacieuse et résolument novatrice, Balestra s’impose dans le paysage poétique romand avec une œuvre dérangeante qui marque durablement les esprits.
En somme, Minuit Soleil est une lecture brève, mais poignante. Autant qu’elle fait réfléchir, la poésie de Rébecca Balestra touche : elle porte, entre midi et minuit, une authentique lueur d’espoir.
Ibrahim Abloua
Référence :
Rébecca Balestra, Minuit soleil, Lausanne, Éditions art&fiction, 2024.
Photos : ©Magali Bossi (banner), maison d’édition de l’ouvrage pour la couverture
