Les réverbères : arts vivants

Nabucco ou la descente aux enfers d’un despote

Le Grand Théâtre de Genève termine triomphalement sa saison. Nabucco, sans doute l’opéra le plus populaire de Verdi renaît à la contemporanéité dans une mise en scène bouleversante signée Christiane Jatahy. À voir du 11 au 29 juin

Quand la mise en scène inclut le public

Dès que l’on prend place dans son fauteuil, on saisit que notre confortable place de spectateur·ice est subtilement décalée vers celle d’« acteur·ice ». Sur le plateau un miroir imposant réfléchit la salle. Le public est sur scène. Cette entrée en matière rappelle que nous ne sommes pas à l’abri de ce qui va se jouer dans cette œuvre : la soumission d’un peuple (d’une nation) au despotisme aveugle du pouvoir. Une référence aux conflits politiques et sociaux actuels sous-jacents tout au long du spectacle.

L’OSR, dirigé par Antonio Fogliani, égrène les premières notes de l’ouverture avec une douceur mélancolique préfigurant le parti pris subtil et minimaliste de Christiane Jatahy. Subtilité que le Chef saura insuffler à l’Orchestre tout au long de la partition.

Le chœur (magnifiquement préparé par Alan Woodridge), qui chez Verdi tend à représenter la conscience populaire, entre en scène lentement en simple tenue de ville pour entonner sa supplique à Zacharia. Quelle surprise de voir se lever des gens, que l’on pensait du public, pour se joindre à cette prière ! La beauté et la proximité des voix est une incroyable expérience immersive et souligne l’idée d’un public pensé comme partie prenante du drame qui se joue.

Un dispositif scénique d’une efficacité redoutable

Sur le plateau, le miroir change d’angle et reflète cette fois un plan d’eau, élément central de la dramaturgie où se déroulent les moments clés de l’histoire et sur lequel flotte un tissu mordoré.  L’étoffe prend tantôt les allures d’un désert,  tantôt  celle d’une draperie dans laquelle  Abigaille s’enroule comme on se drape dans sa dignité perdue. Une étoffe qui devient robe comme un carcan évoquant celles qui dans certaines sociétés ne peuvent ni parler ni agir.  Le miroir c’est aussi l’illusion, celle du pouvoir précise Christiane Jatahy.

Caméra à l’épaule, leur présence à peine visible, les techniciens se mêlent à la foule et saisissent des images retransmises sur grand écran (prouesse technique du miroir qui devient écran). Gros plans sur des corps et des visages en souffrance éclaboussés d’eau rappelant des drames contemporains bien connus. Les images rendent également plus réelle la partie moins visible d’une telle production : les coulisses, la foule, les visages des choristes.

Abigaille, une voix foudroyante de beauté

Abigaille (Saioa Hernandez) est sans l’ombre d’un doute le joyau de cette distribution . La soprano dramatique aborde le rôle avec une précision, une puissance et une beauté vocale impressionnantes, en particulier dans les aigus.  Jamais dans l’excès, elle traduit l’émotion par des inflexions vocales subtiles et des aigus chatoyants bouleversants. Fenena (Ena Pongrac), mezzo-soprano au timbre profond et velouté, est malgré sa jeunesse évidente, à la hauteur du rôle, même si la fatigue se sent à l’acte final avec des notes manquant parfois un peu de justesse. Du côté des hommes, (Nicola Alaimo dans le rôle-titre, Riccardo Zanellato dans celui de Zaccaria),  la beauté des timbres, la fluidité vocale est magique même si la puissance n’est pas toujours au rendez-vous. Peut-être une volonté d’interprétation. Davide Giusti délivre, lui,  une prestation honorable en Ismaël bien que son jeu soit plutôt minimaliste.

Fuyant le poncif de toute nature, Jatahy donne un éclairage universel à cette histoire qui déjà à l’époque évoquait un conflit politique.

Nabucco, impie et tyran haïssable,  finit par se haïr lui-même. Déchu, pitoyable, il apparaît à l’acte final errant,  les bras ballants dans un vêtement informe. Regrettant, implorant, il n’est plus que l’ombre de l’homme puissant qu’il fut, réclamant la rédemption du dieu qu’il méprisait. Victoire d’un peuple se libérant du joug du forcené. Victoire des femmes, combattantes, trahies, méprisées, prises dans des jeux de pouvoir qu’elles ne maîtrisent pas toujours. Vierges se libérant du carcan de la robe nuptiale. Les images sont saisissantes, le jeu est vrai, simple, poignant.

Signe des temps ou hasard opportun, au-dehors, ce jour-là sur la Place de Neuve, défilent les femmes scandant leur droit à l’égalité et à la reconnaissance …

Christiane Jatahy, à la fois auteur, metteuse en scène et cinéaste a reçu le Lion d’or de la biennale de Venise pour son œuvre en 2022. Sa lecture de Nabucco en fait une performance unique, un spectacle total où les images sont d’une force peu commune.

Nous sommes loin des péplums et des mises en scène indigestes, où le génie musical de Verdi étouffe, sous des décors pompeux, des costumes grandiloquents et autres gesticulations lyriques et où des orchestres « bruyants » ne font pas honneur à cette musique. Le public redécouvre une œuvre dépoussiérée, où l’on retrouve la finesse de la partition ainsi que les préoccupations politiques, la verve et l’humanité Verdienne.

Katia Baltera

Infos pratiques :

Nabucco de Giuseppe Verdi au Grand Théâtre de Genève du 11 au 29 juin 2023

Mise en scène  : Christiane Jatahy

Direction musicale: Antonino Fogliani

Avec  Nicola Alaimo, Roman Burdenko  (Nabucco), Saioa Hernandez (Abigaille), Ricardo Zanellato (Zaccaria), David Giusti (Ismaele), Ena Pongrac (Fenena), Giulia Bolcato (Anna), Omar Mancini (Abdallo), William Meinert (Il gran Sacerdote).

https://www.gtg.ch/saison-22-23/nabucco/

Photos : © Carole Parodi

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