Les réverbères : arts vivants

Nous sommes tous Chappatte

Il y a des soirs où une salle de spectacle peut devenir cet espace fragile où le rire et la gravité s’épousent comme deux faces d’un même souffle. Chappatte en scène, au Forum Meyrin, nous rappelle – puisque besoin est – que nous sommes à un point de bascule de nos démocraties. Que quelque chose de fondamental est en train de vaciller. Un crayon s’élève, un écran s’illumine. Et voilà qu’une conférence dessinée se transforme en sentinelle indispensable d’une liberté d’expression traumatisée.  

Où va le monde ? Qu’est-ce qu’on peut dire et ne pas dire ? A-t-on besoin de vous faire un dessin ? Ces questions ouvrent le spectacle comme un avertissement doux-amer. Le dessin de presse, rappelle Chappatte, n’est pas un divertissement graphique : c’est un instrument politique, un canari dans la mine, ce petit oiseau que l’on envoyait jadis dans les galeries pour mesurer le niveau de toxicité de l’air. Quand il se tait, c’est la démocratie qui est prête pour le coup de grisou. 

Dix ans après les attentats de Charlie Hebdo, l’art de la caricature propose quelque chose de vital : la possibilité de nourrir nos âmes au frottement de l’humour face à la folie des dirigeants, un rire – celui du bouffon du roi – qui ne tue personne mais réveille tout le monde. Il ne faut pas confondre l’offense gratuite avec la saine provocation, rappelle Chappatte. Bien entendu, la frontière entre les deux est poreuse de sa propre subjectivité. Grossier mais jamais vulgaire, disait Coluche, autre bouffon essentiel. Et la liberté d’expression fait son lit dans des cadres normatifs mouvants bornés par la diffamation, la discrimination ou l’atteinte à la dignité de la personne. 

 

Chappatte y avance en terrain miné tel un Federer de son art. Juste une élégance graphique reconnaissable de suite, un mélange rare de drame, de douceur et d’humour, des traits d’esprit lumineux qui servent d’éclats démocratiques face à ceux qui tentent d’éteindre les Lumières1. Bien sûr, dessiner, pour lui, équivaut à manier la caricature comme un funambule marche sur son fil, en vigilance face à la chute, conscient de ce risque qui fait partie du métier mais qui est, de son propre aveu, décuplé aujourd’hui à mauvais escient par nos réseaux sociaux saturés de jugements instantanés. 

Ses dessins sont ainsi des respirations indispensables dans un quotidien souvent anxiogène. Ils provoquent, font rire et réfléchir. Ils interpellent notre pensée critique de citoyen-nes. Ils forment un langage universel qui traverse les frontières – voyez tous les journaux partout dans le monde qui emploient Chappatte depuis plus de trente ans… Ils pénètrent même des contrées où l’humour déclenche de véritables chasses aux sorcières, dont notre ami du crayon libre fait aussi les frais… Certainement le prix à payer dans cette lutte contre une censure hygiéniste nourrie par la montée des idéologies extrémistes de tout bord.  

Venons-en au spectacle. Le dispositif scénique est aussi simple qu’efficace : un écran, une table à dessin, un homme face au monde. Et pourtant, quelque chose se passe dans cette sobriété – quelque chose qui ressemble à un rituel démocratique. Chappatte mêle ainsi conférence, dessin en direct et narration intime, à l’instar de l’histoire de son incroyable tante libanaise qui lui a transmis le goût de la provocation démocratique.  

On entre alors dans les coulisses d’un métier périlleux : celui qui exige un dessin par jour, nourri d’une revue de presse de plus en plus surréaliste : les téléphones portables, Trump, les régimes autoritaires, les crispations identitaires, Trump, le wokisme, le masculinisme, la monarchie, Trump, l’écologie, le climat, Trump, … – tout passe sous son crayon. Rien n’y échappe : ni nos peurs, ni nos excès, ni nos aveuglements volontaires. Avec Trump, dit-il en souriant, la réalité a dépassé la satire. On en rit (un peu) pour ne pas pleurer (beaucoup). 

Pour encore mieux comprendre Chappatte, il faut remonter le temps. Jusqu’à Honoré Daumier, premier caricaturiste moderne du XIXe. Jusqu’à cette fameuse « poire » de Louis-Philippe détournée pour contourner la censure et devenue symbole de la liberté d’expression au XIXe siècle. Le dessin de presse est né d’un combat contre l’autorité, d’une joute avec le pouvoir, d’un désir farouche de dire ce qui ne devait pas être dit. Chappatte, héritier de cette histoire, rappelle que le dessin reste un outil contemporain, efficace mais menacé car traumatisé. Le chemin devient un peu étroit…, confie-t-il.  

On ne peut en effet pas regarder Chappatte tracer une ligne sans sentir, dans le silence vibrant qui précède le trait, l’ombre du 7 janvier 2015. Les noms de Cabu, Wolinski, Charb, Tignous et Honoré ne sont pas seulement des souvenirs : ils sont une absence qui pèse, une fraternité décimée, un gouffre que chaque caricaturiste tente encore de combler par la persistance du geste. Et le crayon reste envers et contre tout cette arme pacifique pour rejouer, jour après jour, le combat pour la liberté d’expression. Le rire encore et toujours comme rempart contre l’obscurantisme. Et la satire comme un courant d’air démocratique essentiel. 

Aujourd’hui que la tentation est à la censure du conflit d’idées qui est pourtant le terreau de nos démocraties ; à l’heure du retour des autocrates prédateurs2 qui manient une novlangue aliénante et au moment où l’intelligence artificielle risque de nous jouer pour de vrai Terminator, le dessin de presse nous rappelle que, depuis dix ans, Je suis Charlie est un vrai engagement pour la liberté. Alors ne renonçons jamais à nous indigner3. Parfois c’est un crayon qu’il est urgent de saisir pour nous relier à ce qu’il reste de démocratie. Nous sommes tous Chappatte. 

Stéphane Michaud  

Infos pratiques :  

Chappatte en scène, de et par Patrick Chappatte 

https://www.chappatte.com/fr/spectacle  

https://www.meyrinculture.ch/activites/chappatte-en-scene  

Photos © Chappatte et Thea Moser 

 

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, auteur heureux et metteur en scène chanceux, Stéphane aime prendre son temps grâce à la lecture, à l’écriture et au théâtre. Écrire pour la Pépinière prolonge le plaisir des spectacles.

Une réflexion sur “Nous sommes tous Chappatte

  • Etiennette Vellas

    Un texte magnifique, pour le combat magnifque, d’un homme magnifque.
    Merci Stéphane Michaud, : « Oui soyons toutes et tous Chapatte » !

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