Les réverbères : arts vivants

Nuit hallucinée à la Parfumerie

Inspirée du roman graphique de Leyla Goormaghtigh, Je suis la nuit raconte dix épisodes hallucinatoires vécus durant des crises par une personne bipolaire. À voir jusqu’au 24 mars à la Parfumerie, dans une mise en scène de Céline Goormaghtigh.

« Se réveiller dans le corps d’un autre, un meurtrier, un monstre, une sainte… ? » C’est par ces mots, prononcés en voix off, que débute le spectacle. Sur le plateau, le décor ressemble à l’intérieur d’un vieux grenier, avec ses cartons poussiéreux, son piano désaccordé, ses lattes de plancher à moitié pourries… Une femme (Hélène Cattin) entre, dans sa robe de soirée rouge. On entend une musique résonner en fond. La voici bientôt rejointe par deux hommes (Vincent Babel et Marc-André Müller). Ensemble, iels explorent, interagissent, évoluent au gré de ce qui survient. Par exemple, lorsqu’iels touchent certains objets – un tableau, l’accoudoir d’un canapé, un chapeau – un récit se déclenche, celui d’un personnage d’une autre époque, à Paris ou ailleurs. Au fil des épisodes hallucinatoires, l’espace se transforme, les trois êtres aussi, jusqu’à ressortir, une fois la crise passée.

Une expérience à vivre

Hormis la feuille de salle, rien n’est expliqué sur le contexte de ce à quoi nous allons assister, du moins en ce qui concerne le propos de la pièce. Si on ne la lit pas, il devient compliqué, voire impossible, de comprendre de quoi il est véritablement question et, par conséquent, d’entrer dans le propos de Je suis la nuit. Je pose ici cette remarque en préambule, car certain·e·s spectateur·ice·s aiment se laisser surprendre, sans savoir ce qui leur sera raconté. Malheureusement, cela peut gâcher l’expérience dans le cadre de ce spectacle en particulier. Dans sa mise en scène, Céline Goormaghtigh a choisi de suivre l’idée du roman graphique qui a inspiré le spectacle, en plongeant immédiatement le public dans le vif du sujet, sans explication préalable sur la bipolarité. En ce sens, et étant donné qu’il s’agit de dix épisodes hallucinatoires pas toujours complètement distincts les uns des autres, Je suis la nuit s’apparente à une véritable expérience pour le public, dans laquelle il faut parvenir à entrer pour véritablement ressentir et tenter de se mettre à la place de celle qui l’a réellement vécu.

Je suis la nuit s’appuie donc sur le ressenti de l’étrangeté du moment. Les hallucinations sont marquées par des paroles, des gestes, ou de la musique. On les perçoit à travers ces trois entités qui pourraient représenter trois facettes d’une même personnalité, difficiles à définir, tant elles évoluent au fil du spectacle. Grossièrement, on pourrait dire qu’il y a un côté enfantin, un peu naïf ; un autre plutôt sérieux, comme un intellectuel qui rationnalise tout, ; alors que la troisième entité représenterait un côté plus clownesque, une manière de dédramatiser la vie. Ces trois postulats de départ évoluent bien sûr par la suite, avec de nombreuses subtilités. À travers ces personnages, c’est donc à une véritable expérience hallucinatoire que nous sommes convié·e·s, avec toute la dimension de mystère que cela comporte. Toutefois, si l’on n’y entre pas immédiatement, difficile de le faire par la suite, même si, bien sûr, certains épisodes peuvent nous toucher plus que d’autres. Ce parti pris est un gros risque pris par la metteuse en scène et la troupe, qui ne paie pas forcément sur tout le monde.

Un autre univers

Pour tenter de plonger le public dans cet étrange récit, un très beau travail a été effectué sur la scénographie. Les cartons poussiéreux qui jonchent la scène font ainsi écho au fouillis de la tête de la personne en train de vivre ces épisodes hallucinatoires. Ils rappellent également les souvenirs enfouis, ou ceux qu’on veut garder précieusement et qui surgissent parfois à des moments inattendus. On pense à ce grand carton, posé à la verticale, qui représente une cabine téléphonique ou d’essayage, permettant à la femme de changer de robe au milieu du spectacle. Ce lieu scénique, c’est aussi un refuge : se plonger dans des souvenirs heureux d’enfance permet parfois d’échapper à la réalité du quotidien, même de manière pas toujours contrôlée. Ici, on a l’impression que les trois entités cherchent à fuir une fête : pour preuve cette musique qui résonne, comme venue d’une autre pièce, avec ses basses fortes, lorsqu’iels entrent ou sortent de ce grenier. On évoquera encore ce téléphone qui sonne et les conversations qui s’ensuivent dans une langue inconnue, souvenir d’un jeu d’enfants créé pour que les adultes ne comprennent pas…

Le jeu de lumières, provenant notamment des lattes du plancher, illustre également les épisodes hallucinatoires, s’illuminant à mesure que les récits de la première partie de la pièce surgissent. Elles sont donc à la fois un signe pour le public et des créatrices d’ambiance, avec cette lumière froide qui amène un côté angoissant, mystérieux. Beaucoup d’éléments nous sont expliqués après coup, notamment à la fin de la dernière scène, où la voix off évoque des bribes de souvenirs qui nous éclairent sur certains points. Si on se dit qu’il est peut-être un peu tard, on pense également que, pour nous placer au plus près de l’expérience hallucinatoire, on nous installe dans une situation de compréhension après coup, comme un retour sur l’expérience, pour mieux l’analyser. De ce point de vue, on comprend l’enjeu de l’entrée in medias res proposée au début du spectacle, sans explication.

On soulignera encore la brillante performance des trois acteur·ice·s, qui portent une partition particulièrement complexe. Qu’il s’agisse du texte, d’abord, parfois décousu, en écho aux hallucinations, avec même des mots qui n’existent pas, par moments. Le travail sur la corporéité est également à souligner, dans des moments où les trois corps se meuvent à l’unisson pour créer un sentiment de perte de contrôle de soi, comme s’iels étaient guidé·e·s par une force supérieure, celle de l’hallucination qui s’empare d’elleux.

Au final, Je suis la nuit, s’inspirant d’une expérience vécue et retranscrite, vise à plonger le public dans le même état. Je dois avouer, et vous l’aurez sans doute compris, qu’à titre personnel, l’expérience n’a pas été totalement réussie pour moi, dérouté que j’ai été par le fait que les épisodes doivent être ressentis et vécus pour être bien compris. L’expérience est sans doute différente pour chacun·e d’entre nous, raison pour laquelle je l’évoque ici à la première personne. Tout en comprenant le parti pris et la volonté derrière cette expérience, il faut reconnaître que c’est aussi un sacré risque, sans doute à quitte ou double.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Je suis la nuit, d’après le roman graphique de Leyla Goormaghtigh, du 5 au 24 mars 2024 à La Parfumerie.

Mise en scène : Céline Goormaghtigh

Avec Hélène Cattin, Vincent Babel et Marc-André Müller

https://www.laparfumerie.ch/evenement/je-suis-la-nuit/

Photos : © Isabelle Meister

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

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