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Ouvrir La Porte ou la laisser close

« J’ai appris sa mort dans l’avion par le journal du soir. Une coutre dépêche relatant le décès accidentel d’une fillette de six ans et demi suite à un accident de trottinette. C’est le nom du village qui m’a interpellée, incongru dans un journal national. » (La belle-mère – p. 45)

Tout commence par un fait divers : une petite fille est retrouvée morte devant la porte d’un jardin, le soir du 14 juillet, fête nationale en France. C’est l’émoi dans le village. Si l’on croit d’abord à un accident, l’hypothèse du meurtre prend bien vite de l’ampleur. Tout le monde se questionne alors, à quelque chose à dire, à penser sur le sujet, la fillette, les parents, la trottinette et même sur la porte et son propriétaire… Mais qu’est-il réellement arrivé ?

« Que pourrais-je bien vous dire de plus sur elle ? C’était une fillette comme les autres. Vous savez, je n’aime pas particulièrement les enfants. Ce que j’aime, c’est enseigner. Ma fonctionner n’est pas de les materner, de créer une intimité, il y a des structures pour ça, à commencer par leur famille. […] Ce sont mes élèves, vous comprenez, pas mes enfants. » (L’institutrice – p.71)

Le roman de Fred Bocquet est constitué d’une série de portrait courts de différents personnages. On retrouve ainsi une journaliste, la coiffeuse du village, un cantonnier, le maire, et même le doudou de la fillette ! Cet événement tragique est pour eux l’occasion de s’émouvoir, bien sûr, mais aussi de parler d’eux, de raconter leur vie, leur vision du monde. Il n’y a pas de règle fixe, dans La Porte : certains récits s’écrivent à la première personne, d’autres à la troisième, avec une forte présence de dialogues, de monologues intérieurs, ou non. Le style s’adapte ainsi à chacun des personnages, faisant ressortir sa manière propre de s’exprimer, ou non, selon la situation et ce qui s’avère le plus efficace. On a parfois l’impression que les propos sont la retranscription d’un entretien avec la journaliste, d’autres sont simplement un moment de vie raconté, ou des dialogues simplement rapportés. Quoiqu’il en soit, chaque portrait révèle des fêlures, à des niveaux divers. La porte devant laquelle a été retrouvé le corps de la fillette devient, symboliquement, celle de l’âme qui s’ouvre ou reste close, laissant passer ce que chaque personnage veut. Et le titre du roman prend dès lors tout son sens…

« J’ai vingt-sept ans. Le voile dans mes cheveux et les larmes dans mes yeux sont du bonheur fluide, liquide. Devant tous nos amis, je lis le poème que j’ai écrit pour toi, et toi aussi tu pleures en souriant. » (La fillette – p. 93)

Si chacun s’exprime en général une seule fois, les portraits sont entrecoupés de pensées de la fillette, qu’on imagine fictives. Elle y raconte sa vie, d’abord l’enfance, puis l’adolescence, le mariage, les enfants, les petits-enfants, jusqu’à la mort, à un âge déjà bien avancé. Ces chapitres donnent une autre profondeur au drame, en racontant ce qui aurait pu – ce qui aurait dû a-t-on envie de dire – arriver, si cet événement ne s’était pas produit. Des liens subtils avec les autres récits sont d’ailleurs faits par la fillette. Et l’on voit apparaître tout le paradoxe de cette histoire : elle peut rêver sa vie comme elle l’entend, alors qu’elle ne la vivra pas, pendant que d’autres sont enfermés dans des carcans et dans une existence qui, visiblement, ne leur convient pas. Tout cela nous fait relativiser : les traumatismes sont plus ou moins grands, mais chacun des personnages qui s’exprime ici a une vie et peut la vivre, contrairement à celle de cette fille, qui n’aura duré que six ans…

« Pas juste, c’est sûr. Plus d’yeux, plus de dents, plus d’oreilles… Mais quand même, je suis bien contente que ça soit pas tombé sur moi. » (La nonagénaire – p. 86)

Fabien Imhof

Référence :

Fred Bocquet, La Porte, Éditions Cousu Mouche, 2014, 152 p.

Photo : © Fabien Imhof

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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