Papá Doble : (re)découvrir Hemingway, autrement
Du 6 au 23 mars, le Théâtricul accueillera la Cie Cyparis Circus pour Papá Doble. Dans cette pièce signée Stéphane Michaud, la troupe nous emmènera dans un bar de La Havane, à la rencontre, entre fiction et réalité d’Ernest Hemingway, peu de temps avant qu’il n’écrive son chef-d’œuvre, Le vieil homme et la mer.
C’est dans une salle de répétition que je rencontre Stéphane Michaud, fièrement accompagné de la troupe qui s’apprête à répéter. Alors que le saxophoniste Emmanuel Bouvier est exceptionnellement absent, me voici bien entouré de Roseline Bals – qui incarnera la barmaid du Floridita, – Pierre Hauser – qui jouera nul autre que le grand Hemingway –, et Pierre Nicole, qu’on ne présente plus et qui endossera le rôle d’un drôle de conte vénitien venu à la rencontre de l’auteur. À quelques jours de l’entrée au Théâtricul, la troupe répète dans une bonne humeur communicative. Il faut dire que la Cie Cyparis Circus, qui co-gère le Théâtricul depuis maintenant sept ans, en est à son septième spectacle depuis 2008. Un privilège pour cette équipe qui dispose de ce très bel écrin et d’une base solide de spectateur·ice·s. On ne doute pas qu’ils et elles n’hésiteront pas à revenir nombreux·ses après le succès du bouleversant Plantamour.
Cocktail, surnom et personnage double
Hemingway, qui sera, vous l’aurez compris, la figure centrale du spectacle, est né en 1899, au moment où deux courants littéraires cohabitent. D’un côté, le néo-romantisme cherche à aller voir ce qu’il y a à l’intérieur des gens, dans leur for intérieur, avec tous leurs paradoxes, avec cette figure de l’antihéros. De l’autre côté, il y a le modernisme, qui s’amuse à transformer les formes littéraires classique pour aller à l’essentiel, dans un style qu’on peut qualifier de plus saccadé. Il s’impose comme le père symbolique de la génération perdue, entre ces deux mouvements, en exposant toutes les contradictions et les paradoxes de l’humain dans ses romans. C’est notamment lui qui inspirera des auteurs comme Salinger, Harrison, Ginsberg ou autres Kerouac.
Grand voyageur, engagé sur plusieurs fronts de guerre, il est aussi un raconteur et bonimenteur hors pair, mais également un grand amoureux des femmes et de l’alcool. C’est donc tout sauf un hasard s’il invente un cocktail qu’il nommera Papá Doble. Fort de ce succès non-littéraire, c’est ainsi qu’on le surnommera sur l’île de Cuba. Et si ce nom faisait aussi référence à ce que beaucoup pensent de lui : un être double et particulièrement complexe ? Mais revenons-en à la génération perdue. Après la Première Guerre mondiale, Hemingway s’installe à Paris, comme une grande partie de la diaspora américaine. Véritable chef de file du mouvement, il veut s’éloigner des traumatismes de la guerre et créer en attendant un nouveau monde. Il s’inspire de ce qu’il voit au quotidien, travaillant énormément à la recherche du mot juste, dénué de tout artifice. Une manière d’aller voir derrière le vernis, pour montrer ce qu’on ne dévoilait pas jusqu’alors en littérature. Toujours aussi amateur de voyage, il revient par moments aux États-Unis, notamment dans son Illinois natal, visite l’Espagne, l’Italie, … et se retrouve régulièrement à Cuba.
C’est là que la pièce prend place, à la Havane, en 1949. Le contexte général dans lequel s’inscrit Papá Doble est ainsi inspiré de faits réels : l’auteur, déjà très connu et bien suivi par la presse, incarne une forme de légende du mâle alpha, qui chasse, séduit les femmes à tour de bras, soutient la corrida… On le retrouve au Floridita, son bar favori, après un voyage à Venise où une rencontre amoureuse lui a redonné goût à l’écriture et permis de retrouver son énergie créatrice. Dans ce bistrot, entouré de personnages fictifs – jusqu’à quel point ? À vous de le découvrir – il trouvera l’inspiration pour rédiger Le vieil homme et la mer, qui lui a valu le Prix Nobel de littérature en 1954. Nous n’en dirons pas plus ici sur l’histoire qui vous sera narrée.
Au cœur du « mentir vrai »
Hemingway a longtemps été caractérisé par ce qu’on a nommé le « mentir vrai ». Il a souvent écrit en romançant des éléments du quotidien, jusqu’à exporter cette manière de faire à sa vie. Jouant constamment là-dessus, il reflète cette volonté, partagée sans doute par l’ensemble de l’humanité, de vouloir s’embellir quand on se présente. L’autre facette de cette philosophie consiste aussi à embellir le réel pour mieux le supporter. Qui pourrait lui en vouloir ? Nous sommes toutes et tous tenté·e·s par cette idée, non ? Reste à savoir jusqu’où il pousse le curseur, avec cette question fondamentale de l’équilibre entre manipulation et sincérité.
Dans le bar, donc, tou·te·s ont un secret qui se dévoilera au fil de la pièce, qu’il s’agisse de Manolina la barmaid en avance sur son temps qui ne s’en laisse pas conter par les hommes ; d’Hemingway, cet archétype de l’homme viril des années 50 ; du comte vénitien venu régler quelques comptes sans le dire ; et même de Mary, l’épouse d’Hemingway à l’époque, qui agit comme son ancrage dans le monde, malgré une relation souvent orageuse, mais toujours emplie d’amour.
Dans Papá Doble, donc, les éléments réels se mêleront à la fiction dans une sorte de mise en abyme qui n’est pas sans rappeler le procédé d’écriture d’Hemingway. Il s’agira ainsi de questionner derrière les apparences, d’aller titiller la part d’ombre et de secret qui se cache derrière ce qu’on met habituellement en lumière. Avec cette question en toile de fond : celles et ceux qui font le procès d’Hemingway, car il sortait souvent de la norme, ont-ils et elles bien balayé devant leur porte avant de s’exprimer ? Ce qui intéresse Stéphane Michaud et les membres de la troupe, c’est la complexité psychologique des personnages, dans tous leurs paradoxes et leurs contradictions qui en font des êtres humains à part entière.
Durant notre entretien, Stéphane m’évoque cette magnifique formule du poète haïtien Frankétienne – qui, clin d’œil du destin, nous a d’ailleurs quitté·e·s il y a une semaine à peine – et qui parlait de cette « terrible chance d’exister ». Dans Papá Doble comme dans la vie, on oscillera donc constamment entre comédie et drame, en abordant de nombreuses thématiques, comme l’amour, l’intégrité, les secrets… Le tout en s’inspirant beaucoup du style d’Hemingway, à travers des répliques courtes, la recherche du mot juste, de nombreuses ellipses et des dialogues très rythmés.
Une histoire d’amitié
En construisant ce spectacle, qui mûrit depuis quelques années déjà, la Cie Cyparis Circus veut aussi célébrer son amitié : Pierre Nicole et Stéphane Michaud se connaissent depuis 36 ans, et c’est à peine moins pour les autres… Un point important que nous souligne d’ailleurs l’auteur du spectacle est cette chance de pouvoir écrire en sachant qui endossera les rôles, avec des comédien·ne·s qu’il connaît si bien. Au final, le théâtre n’est-il pas, aussi, un prétexte pour penser nos vies et des valeurs importantes comme celle de l’amitié ?
C’est aussi pour cela que la mise en scène est réfléchie de manière collective : au fil des répétitions, des échanges et des débats, le texte évolue – et continuera sans doute d’évoluer – jusqu’à la dernière représentation. Même si Stéphane prend évidemment les décisions finales. On ajoutera encore, pour être complet sur cette belle troupe, que la musique sera faite de compositions originales, jouées en live au saxophone par Emmanuel Bouvier, que la lumière sera créée par Michel Faure, les décors par Olivier Ardois et les costumes par Charlotte Lépine.
On ne peut enfin conclure cet article sans revenir sur celui qui a inspiré ce spectacle, le grand écrivain Ernest Hemingway. Ce « sacré personnage », comme nous le dit Stéphane Michaud, questionne. Qu’on soit d’accord ou non avec lui, qu’on croit en sa sincérité ou qu’on le voie comme un immense manipulateur, il a en tout cas le mérite d’alimenter le débat, avec des perceptions différentes selon les générations ou le genre. Une manière aussi de voir les évolutions de la société et des normes à travers un autre prisme. Rendez-vous dès le 6 mars au Théâtricul pour en découvrir un peu plus !
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Papá Doble, de Stéphane Michaud, du 6 au 23 mars 2025 au Théâtricul.
Mise en scène : Stéphane Michaud
Avec Roseline Bals, Emmanuel Bouvier, Pierre Hauser et Pierre Nicole
Photos : ©Stéphane Michaud