Les réverbères : arts vivants

Petit pays, grands traumatismes, émotion immense

Du 9 au 15 octobre, la Comédie de Genève présentait une merveille de spectacle dans sa salle modulable. Mon petit pays, pièce de théâtre documentaire, s’intéresse à la thématique des enfants placés en Suisse. Une sombre facette de notre Histoire, racontée avec humour et douceur, pour un moment où il est difficile de ne pas verser une larme.

La scène est épurée : seul un mobile/carillon (même les personnes à qui il appartient ne savent pas trop comment le définir) avec des animaux est suspendu au-dessus des quatre comédien·ne·s. Ce soir, ce sont les mots seuls qui vont résonner.

Tout est parti d’une rencontre entre Véronique Doleyres, Jean-Baptiste Roybon et leurs voisins, un couple de personnes âgées. Un soir qu’ils mangeaient ensemble, ils ont évoqué leurs souvenirs. Véronique et Jean-Baptiste se sont alors dits qu’il fallait absolument en parler. Werner a été un des nombreux « enfants placés » entre la fin du XIXème et les années 80 en Suisse. Marie aurait préféré l’être. Dans Mon petit pays, ce sont leurs mots, retranscrits à la virgule près et entrecoupés de quelques extraits d’archives officielles – dont certains passages ont été censurés par l’administration – qui sont donnés à entendre par les quatre comédien·ne·s que sont Véronique Doleyres, Basile Lambert, Aline Papin et Nicolas Roussi, dans une mise en scène signée Jean-Baptiste Roybon, pour la Cie Kokodyniack.

Habiter l’espace

On retient avant tout la performance du quatuor. Dès la chanson initiale – a capella – rendant hommage à ce beau pays qu’est la Suisse, on entend le travail sur la voix et les interactions entre elles. Durant les presque deux heures de spectacle, ils enchaînent les moments en solo, ou polyphoniques, que les voix soient synchronisées ou qu’elles se répondent, dans une partition d’une précision extrême. Grâce à ces différents procédés – les hommes interprétant Werner tour à tour, alors que les femmes prennent en charge Marie – le quatuor donne véritablement voix aux deux protagonistes. Les expressions bien de chez nous foisonnent, et c’est leur accent chantant que l’on entend, sans exagération, sans artifice. Le « h » aspiré remplaçant le « j » de « jamais », les termes comme « chicaner », « becquet » ou « trabichet » restituent la langue si caractéristique de leur vie. Malgré des récits douloureux, on perçoit une douceur et un humour surprenants dans leur manière de raconter.

Afin de donner encore plus de corps à leurs mots, le jeu sur la lumière est également travaillé en profondeur. Elle peut être chaleureuse ou plus froide, selon les souvenirs évoqués. Surtout, elle projette les ombres du carillon ou des personnages sur le fond de la scène, habille l’espace pour créer l’ambiance du moment ou figurer certains lieux avec une subtilité rare. Elle complète ainsi les mots prononcés par les comédien·ne·s pour aider les spectateur·trice·s à s’imaginer l’atmosphère et s’en imprégner. On évoquera aussi les passages d’archives, extraits de procès-verbaux ou de lettres rendant une décision, durant lesquels un simple rectangle de lumière est projeté, dans lequel les comédien·ne·s interviennent pour citer certains passages. L’effet « carré » de ces moments donne une bonne idée de la fermeture d’esprit des administrations qui ont procédé aux placements d’enfants, en créant un espace froid et anguleux qui ne donne pas envie de s’attarder là.

Donner la parole à l’humain

Mon petit pays se démarque plus que tout par son côté humain. Le langage de Werner et Marie est ainsi restitué dans ses moindres respirations et bégaiements : on entre dans leur histoire, presque sans filtre, sans intermédiaire, comme s’ils étaient vraiment là, en train de nous raconter leur histoire. On entend leurs vies difficiles, ce moment où Werner, du jour au lendemain, s’est retrouvé placé dans une famille de paysans et séparé de ses frères, sans avoir le temps de prendre un bagage ou de leur dire au revoir. Marie raconte les fois où le voisin l’a violée, alors qu’elle n’était qu’une petite fille, et la réaction totalement déplacée de sa mère en voyant ses culottes mouillées. On est choqué en entendant qu’elle aurait préféré être placée, au vu de la relation plus que difficile avec sa génitrice. Et les problèmes ne s’arrêtent pas là. Même adultes, alors que Werner a subi plusieurs accidents, Marie s’est retrouvée hospitalisée et alitée après ses accouchements. Sans argent, ils ont dû déménager maintes et maintes fois. Ils n’ont pour autant jamais perdu leur bonne humeur, leur foi en la vie. Et c’est un véritable message d’espoir qu’ils nous livrent, malgré une vie face à laquelle bon nombre d’entre nous auraient déjà baissé les bras. La légèreté et l’humour avec lesquels ils racontent leurs traumatismes force le respect.

Et quand vient la fin du spectacle, on ne peut s’empêcher de verser quelques larmes, bouleversé par leur histoire qui nous rappelle, par certains aspects, celle de nos grands-parents. Une époque et des événements qu’on peut à peine s’imaginer. On parvient difficilement à croire que la Suisse, pays de la neutralité et où l’on se sent habituellement bien, a pu faire preuve d’un tel manque d’humanité, et sur une aussi longue période. Mon petit pays, un spectacle qui restera dans ma tête et dans mon cœur encore longtemps…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Mon petit pays, de la Cie Kokodyniack, du 9 au 15 octobre 2021 à la Comédie de Genève.

Mise en scène : Jean-Baptiste Roybon

Avec Véronique Doleyres, Basile Lambert, Aline Papin et Nicolas Roussi

https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/mon-petit-pays

Photos : © Magali Dougados

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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