Le quotidien d’un tueur en série comme vous ne l’avez jamais vu
Film choc de l’année 1992 à l’humour belge trash, C’est arrivé près de chez vous est le révélateur de l’ultra-violence de son époque. Et révèle aussi l’un des plus grands acteurs de sa génération : Benoît Poelvoorde.
C’est arrivé près de chez vous suit le quotidien de Ben (Benoît Poelvoorde) par une équipe de cinéma censée réaliser un film sur lui. Rien d’exceptionnel jusque-là sauf à considérer que Ben est un tueur en série psychopathe ! D’une scène à l’autre on le voit donc avec sa mère et ses grands-parents dans l’épicerie familiale ou en train d’assassiner « un petit facteur en début de mois » (pour repérer les pensions des personnes âgées !). C’est cruel, cynique à souhait, et drôle, prétendument du fait de l’accent belge (du moins c’est ainsi que les autres francophones le perçoivent), ainsi que par le contraste entre ces deux aspects et la surprise qu’il suscite.
Que ce soit la famille donc, ou Jenny la vieille prostituée, Valérie la flûtiste, tout le monde joue comme s’il ne savait pas jouer dans ce faux documentaire ultraréaliste ; ce qui procure un sentiment de vérité qui rend les scènes de violence encore plus réalistes. Qui plus est, chacun joue son propre rôle (sauf Benoît Poelvoorde qui n’est pas « vraiment » tueur en série !) dans ce petit film intimiste (33’000 $ de budget) fait maison : Rémy (Rémy Belvaux) et André (André Bonzel), les co-réalisateurs avec Benoît Poelvoorde, endossent ici les rôles de reporter et de caméraman de l’équipe réalisant le reportage, tandis que Vincent (Vincent Tavier) le scénariste de C’est arrivé près de chez vous joue un preneur de son.
Contraste
Le principal intérêt du film réside dans ce contraste : la violence est ainsi toujours mise en contrepoint d’un aspect inattendu qui, loin de l’amoindrir, la met en évidence. Qu’il s’agisse de faits relatant la banalité du quotidien, de propos confondant de lieux communs ou dans les fulgurances poético-philosophico-absurdes du tueur entre deux méfaits.
« Comment peut-on concevoir des habitations sociales sans la moindre recherche esthétique ? Ils avaient pensé installer des cerisiers du Japon tout du long des allées, un peu dans le style cité balnéaire anglaise. C’était une riche idée. Ils l’ont fait et c’était pas mal parti mais ils se sont arrêtés là. (…) Alors que le fléau de notre société est la violence, ils vont te foutre des briques rouges. Mais le rouge, c’est aussi la couleur du vin, et qui dit vin, dit pot de vin, parce que tout ça c’est magouilles et compagnie »
Parler architecture au moment de sonner chez une vieille dame, d’entrer chez elle au prétexte de l’interviewer pour un reportage télé sur les personnes âgées et la solitude, et lui flanquer une peur bleue pour qu’elle fasse une crise cardiaque afin de lui voler son argent. Tel est le contraste[1] sur lequel tout le film est construit. Un procédé qui rappelle (un peu) Tarantino, quand John Travolta et Samuel L. Jackson discutent burgers européens avant de sonner chez des clients de leur patron qui lui doivent de l’argent. Même époque (1994 pour Pulp Fiction), même violence sublimée à l’écran, pour ces deux films qui, avec d’autres (Tueurs nés, True Romance, Thelma et Louise), en disent long sur l’époque, ses désenchantements et les valeurs (ou l’absence de valeurs) qui l’animent.
Clichés
Dans C’est arrivé près de chez vous, les scènes cultes, de même que les répliques mémorables, se succèdent (« S’il faut faire des heures supplémentaires on fera des heures supplémentaires mais là ce ne sera plus un film qu’on fera mais une saga ! », au restaurant : « Tu ne te permets juste rien du tout, tu vas d’abord soigner cette mauvaise peau et ensuite tu te permets » ; l’anniversaire ; au bar chez Malou pour la composition du petit Grégory : une larme de gin, une rivière de Tonic, une olive attachée à un sucre par un morceau de ficelle…).
Car c’est un film bavard, sans doute autant disert qu’il est violent (en cela aussi il se rapproche du style de Tarantino), mais un film volubile où tout ce que nous proposent les dialoguistes est hilarant : la poésie que déclame Ben à tout va ? Grotesque. Ses élucubrations sur l’art, les femmes, la société ? Un ramassis de stéréotypes et de préjugés vulgaires. Car il est raciste, homophobe, misogyne en plus d’être un tueur en série psychopathe (on le savait[2]) mais pas un infanticide (parce que les enfants, « ça ne rapporte pas »).
« Tu tues une baleine, t’auras les écolos, Greenpeace, le commandant Cousteau sur le dos ; décime un banc de sardines et je t’assure qu’on viendra t’aider à les mettre en boîtes. »
Ben (Benoît Poelvoorde, dont c’est le premier film) est de tous les plans. Avant de devenir l’acteur que l’on connaît (Le vélo de Ghislain Lambert, Les émotifs anonymes, L’autre Dumas…), il crève littéralement l’écran ici, même s’il ne faut pas oublier ses faire-valoir, notamment Rémy dans ses hommages pathétiques à ses collègues décédés. Et c’est à partir du moment où il va s’attaquer aux « gros » (les bourgeois des quartiers résidentiels) que les choses vont commencer à se compliquer pour lui. Il y a de l’Orange mécanique dans cette scène, dans un hommage à peine voilé à cet illustre maître ès ultraviolence. D’ailleurs, tout le film peut être (re)vu comme une ode au cinéma.
C’est arrivé près de chez vous est un film en noir et blanc où tout est filmé caméra épaule ; l’image tremble (comme dans The Blair Witch Project), la pellicule semble mauvaise qualité, mais c’est voulu car cela renforce l’idée de documentaire et c’en est d’autant plus saisissant.
Enfin, c’est un film qui s’affranchit des codes du cinéma (dans une zone peu définie, quelque part entre cinéma d’art et essai et reportage télévisuel) et des genres (humour, polar, trash). À le revoir aujourd’hui, certaines scènes sont difficilement supportables (notamment celle du viol collectif). Mais malgré ces outrages, c’est dans ses excès que le film puise son inventivité et, par là, qu’il rend hommage au septième art, davantage en tout cas que la plupart des productions actuelles.
Bertrand Durovray
Référence : C’est arrivé près de chez vous, film réalisé, produit (et écrit avec Vincent Tavier) par Rémy Belvaux, Benoît Poelvoorde et André Bonzel. Avec Benoît Poelvoorde (Ben), Rémy Belvaux (Rémy le reporter), André Bonzel (le caméraman), Vincent Tavier (le preneur de son), la mère, la grand-mère et le grand-père de Benoît Poelvoorde dans leur propre rôle. Belgique, 1992, 1 h 36.
Photos : © DR
[1] Autre exemple : alors qu’il poursuit un homme dans la centrale électrique pour le tuer, Benoît est capable de s’arrêter durant une minute pour parler de l’accouplement des pigeons.
[2] Des victimes, on en a compté entre 39 et 41, bien loin des 14 morts et des 8 morts au montage annoncés par le générique !